Note : 5/5
Asphalte est le cinquième long-métrage de Samuel Benchetrit. Petit bijou du cinéma français, Asphalte ne donne à voir que le théâtre modeste de quelques scènes ordinaires, dans lesquelles deux personnages sont mis systématiquement face à face, alors que tout les oppose, alors même qu’ils n’auraient pourtant jamais dû se rencontrer.
© Paradis Films
Un théâtre entre ordinaire et extraordinaire
Quelques appartements d’un immeuble délabré, un ascenseur capricieux et l’extérieur d’un hôpital austère suffisent à planter le décor du film. Le montage lui aussi insiste sur l’ordinaire en faisant se répéter indéfiniment les séquences, qui reviennent irrémédiablement aux mêmes lieux. De surcroît, il n’y a que six personnages, présentés en trois situations. L’intrigue qui les lie est en apparence simple : ils semblent en complète opposition, et tentent de se comprendre ou même simplement de communiquer.
Même si Asphalte arbore une forme simple, une forme théâtrale de la répétition, ancrée dans un réel du quotidien, le scénario et le développement des personnages sont bien plus complexes qu’il n’y paraît, et c’est là tout l’enjeu et l’intérêt du film. La répétition s’accompagne sans cesse de changements, invisibles certes d’une scène à l’autre, mais qui tracent un itinéraire d’évolution sur l’ensemble de l’intrigue. Les personnages se rencontrent de manière extraordinaire, dans le sens où leur quotidien est bouleversé dès l’instant qu’une autre personne, un intrus, se confronte à eux.
Il y a en tout six personnages, fonctionnant en systèmes de dualité : trois rencontres, trois « couples » discordants. La discordance se joue au niveau du décalage générationnel pour Jeanne Meyer et Charly (Isabelle Huppert et Jules Benchetrit), au niveau d’une relation prédateur-victime pour Sterkowitz et l’infirmière (Gustave Kervern et Valeria Bruni Tedeschi), et enfin au niveau de l’impossibilité de communiquer pour Madame Hamida et John McKenzie (Tassadit Mandi et Michael Pitt).
© Paradis Films
Le vecteur politique du regard cinématographique
Les lieux restent les mêmes et pourtant se transforment tout au long du film, allant jusqu’à se transfigurer, sous le regard des personnages et donc celui du spectateur. La beauté poétique d’Asphalte réside essentiellement dans le regard, étant le premier sens mobilisé au cinéma, vecteur de préjugés, mobilisé ici afin de mieux regarder le réel tel qu’il est et non pas tel qu’on l’aurait pensé être.
Le choix des personnages est également fondamental, puisqu’ils sont tous appréhendés dans une profonde solitude, puisqu’ils sont en filigrane des personnages marginalisés, aptes à transmettre une vérité du réel, ou du moins à illustrer par leur intimité le rejet subi dans une société qui les envisage d’abord comme types avant de s’arrêter sur leur individualité et pour ainsi dire : leur humanité.
Avec Asphalte, Samuel Benchetrit déconstruit les décalages exposés entre ses personnages. Il s’agit d’en revenir à la puissance des mots, des gestes et du regard. Les décalages liés à la langue, à l’ethnie, à l’âge et au physique sont balayés d’un revers de main par le réalisateur. Bien sûr, je pourrais dire qu’il est profondément naïf, bien-pensant, et qu’il devrait en rester à vouloir « faire des câlins » au public venu voir l’avant-première de son film. Néanmoins, la nouvelle bien-pensance n’est-elle pas celle qui utilise à outrance ce terme ? La doxa n’est-elle pas désormais la contre-norme qui met systématiquement à distance tout ce qui lui semble différent et minoritaire ?
Alors oui, je pourrais dire bien des choses, mais je me contenterai de dire ce que j’ai pensé de ce film : il m’a tantôt fait rire, il m’a tantôt ému, il m’a présenté un casting solide défendant des personnages pris dans leur humanité en mouvement.
© Paradis Films
Asphalte ne cherche aucunement à époustoufler le spectateur, au contraire, celui-ci est immédiatement ramené au sème contenu dans le titre. Le plancher de ce théâtre cinématographié, c’est le bitume. Asphalte, c’est la chute d’un astronaute, la vaine image de la transcendance contre la nécessité de penser ce monde, celui de Samuel Benchetrit, le nôtre, où les identités se mêlent sur un plan immanent, et s’élèvent dès lors qu’ils parviennent à se comprendre et à se rejoindre.
Jean-Baptiste Colas-Gillot
Film en salles depuis le 7 octobre 2015