D'après Maupassant (N°8)

Publié le 15 octobre 2015 par Dubruel

~~Quand un aristocrate réactionnaire reçoit un camarade républicain

D'après L'AMI JOSEPH (3 juin 1883)

Les Pontalier vivaient dans un château du XVIIème siècle près d'Alençon et possédaient une centaine d'hectares de bois et de terres. Mme de Pontalier ressemblait à son mari, comme s'ils étaient frère et sœur. L'un et l'autre respectaient le roi et la religion, par tradition.

Lorsque le comte de Pontalier invita Joseph Martignac, son meilleur camarade d'université, il éprouva une joie naïve et folle. Martignac, un vrai méridional, était devenu Conseiller général. C'était un républicain convaincu à la langue bien pendue. Il parlait vivement, disant sa pensée sans ménagement. À peine était-il arrivé chez les Pontalier qu'il fut tout de suite admis malgré ses opinions progressistes. Par convenance courtoise, le comte lui avait dit :

-" Puisque tu nous fais le plaisir de passer quelques jours de vacances avec nous, sache qu'ici tu es chez toi. " Mme de Pontalier voulut aussi se montrer accueillante mais commit cette maladresse stupide : -" Cher Joseph, vous me paraissez être un homme intelligent, alors pourquoi défendez-vous des idées politiques qui ont tant de répercussions révolutionnaires sur l'état de votre, de notre pays ? " Martignac se moquait ouvertement de ses amis. Saugrenu, il les appelait ''ses aimables tortues'' et proclamait, en de sonores déclarations, ses préjugés contre la tradition et sa haine des catholiques ''réac''.

Quand il déversait ses flots d'éloquence démocratique, Pontalier, par savoir-vivre, se taisait ou détournait la conversation afin de ne pas irriter son invité. Un matin, Martignac descendit de sa chambre, vêtu en paysan, et annonça d'un air décidé: -" Pontalier, allons visiter ton exploitation agricole ! " Par le ton trop familier de ses paroles, le républicain choqua tous les employés. Un autre jour, le maître de maison invita à diner le curé du village. L'ecclésiastique arriva vers sept heures. Joseph grimaça et ne le salua pas. Dès la fin du bénédicité, il l'appelait : ''Monsieur'', tout court, et non ''Monsieur le curé'' ou '' Monsieur l'abbé''. Au cours du repas, il l'interpela ainsi :

-" Votre dieu est de ceux qu'il faut respecter mais aussi de ceux qu'il faut discuter. Le mien s'appelle Raison. Il est l'ennemi de votre poison. " Les Pontalier se montrèrent affligés par de tels propos. Le comte essaya de changer la direction de la conversation; sans succès. Le curé partit de bonne heure. Le comte fit part de sa stupeur : -" Tu as peut-être exagéré avec monsieur le curé, Joseph ... " Celui-ci répliqua aussitôt : -" Elle est bonne, celle-là ! Je devrais me gêner avec un calotin ! Ce sont tous des crétins. " Quand ces gens-là respecteront mes convictions, je respecterai les leurs mais dorénavant fais-moi le plaisir de ne plus m'imposer ce bonhomme-là pendant nos repas. "

Le lendemain matin, quelle ne fut pas la surprise du comte de voir Martignac, assis au grand-salon, plongé dans la lecture du quotidien le Voltaire. Quand il l'aperçut, il brandit le journal et s'exclama : " Huit jours de cette nourriture-là et je te convertis à mes théories. Il y a là-dedans un fameux article de Simonnet. Ce gaillard est surprenant. " Il le lut à haute voix et conclut : " Ça, c'est tapé ! " Au bout d'une semaine, Martignac gouvernait les domestiques du château et tous les personnels du domaine des Pontalier.

Il avait fermé la porte au curé, dirigeait les travaux des champs, réorganisait l'exploitation des bois, ordonnait de dévaser l'étang,...et interdisait à ses hôtes de lire le Clairon et le Gaulois, leurs journaux préférés. Le lundi suivant, le comte, excédé par les manières exagérément sans-gêne de Martignac, avança le faux prétexte suivant : -" Mon cher Joseph, nous devons nous absenter pour régler à Paris une affaire de famille compliquée. Acceptes-tu que nous t'abandonnions ici quelques jours ? " Martignac ne s'émut pas et répondit : -" Très bien. Je vous attendrai. Je vous l'ai déjà dit : pas de gêne entre amis. Je ne me formalise pas, bien au contraire. Allez tranquillement régler vos affaires. " Les Pontarlier partirent.

Martignac était encore là à leur retour.