Excellent, le choix du jury pour le Prix Jean Giono 2015, où Charif Majdalani succède à Fouad Laroui, avec Villa des femmes. Avant la ruée de la rentrée littéraire, j'avais tenu à l'interviewer, car il me semblait que l'oeuvre de cet écrivain ne bénéficiait pas de toute l'attention qu'elle méritait. L'essentiel de cet entretien est paru dans Le Soir, en voici l'intégralité.
Le premier enchantement, chez Charif Majdalani, naît
toujours de l’écriture. Un paragraphe suffit pour donner le ton et ouvrir les
portes d’un monde qui se pénètre comme
en rêve : aucun effort n’est nécessaire pour que chaque détail s’impose.
Cette fois, on entre dans la Villa des
femmes, avec le témoin de la longue histoire de la famille Hayek dont la
gloire et la chute épousent en partie les soubresauts du Liban. La prospérité
n’est jamais loin du malheur et les nœuds du récit enferment les personnages
dans des rôles qui ne semblaient pas avoir été écrits pour eux.
Dans la plupart de
vos livres, y compris dans Villa des
femmes, vous évoquez une fiction qui éclaire une page de l’Histoire du
Liban. Est-ce un projet global, une sorte de grand roman éclaté de votre
pays ?
Je ne le dirais pas comme ça. D’ailleurs, il n’y a nulle
progression temporelle d’un livre à l’autre. Je n’ai traité que deux époques,
la charnière entre le dix-neuvième et le vingtième siècle, c’est-à-dire le
passage de l’empire ottoman à l’époque moderne dans Histoire de la grande maison, et le passage de la paix à la guerre civiles
dans les trois derniers livres. Si vous le remarquez, il s’agit toujours d’époque
de changements, de transformations, de la fin d’un monde et de la naissance d’un
autre à la place. C’est cela qui m’intéresse : le temps qui passe, la
confrontation de l’homme aux violences de l’Histoire et sa capacité ou non à accompagner
les changements qu’elle apporte. Certes, ce faisant, je trace forcément une
part de l’histoire du Liban, un pays où les métamorphoses ont été nombreuses et
brutales tout le long du XXe siècle. Et ce n’est pas fini. Mais je souhaite
que ce que je dis à partir du Liban puisse être emblématique de toutes les
situations historiques du même genre.
Peut-on écrire sur
Beyrouth, sur le Liban, sans évoquer la guerre ?
La guerre colle à l’image de ce pays, et elle est en effet endémique
à cause de la composition même d’une société caractérisée par ses
déséquilibres. Mais cet état chronique de déséquilibre, qui peut à tout moment
être mortel, est aussi l’occasion, pour la société libanaise, de trouver des
solutions de coexistences toujours plus surprenantes. Ce qui fait du Liban un
pays extrêmement dynamique et actif. On peut faire sur cela des romans, et je l’ai
fait, dans mon premier livre et aussi dans le troisième, Nos si brèves années de gloire dont le titre dit bien qu’il n’y a
pas que la guerre pour parler du Liban et de Beyrouth, heureusement.
Vous évoquez ceux, et
surtout celles, qui restent, quoi qu’il arrive, et celui qui part, avant la
guerre il est vrai. Mais vous vous gardez bien de donner raison à l’un ou l’autre
choix…
Je me suis aperçu au fils des livres que ces deux postures,
celle du sédentaire et celle du nomade ou de l’errant, étaient structurelles de
mon imaginaire. Dans mes deux premiers livres, elles ont alterné, puisque le
premier était l’histoire d’une maison, le deuxième celle d’un errant. Après
cela, l’errance s’est trouvé n’être plus que fantasme de sédentaires. Villa des femmes est le premier de mes
romans où les deux postures coexistent. Les sédentaires, c’est-à-dire ici les
femmes, se retrouvent gardiennes d’un monde qu’elles n’aiment pas mais qu’elles
vont quand même défendre héroïquement. Celui qui part, lui, le fait par fascination
pour le grand monde et pour l’aventure, c’est-à-dire en fait par fascination
pour ses lectures. Mais finalement, il est rattrapé par la nostalgie de la
maison. La maison et le monde, c’est un thème éternel, qui vient de loin, de l’Odyssée, déjà, qui est autant un livre
sur l’errance que sur la maison, la maison de Pénélope aussi bien que celle de Nausicaa.
Le narrateur de votre
nouveau roman est un homme, au milieu des femmes, un observateur de ce qui se
passe davantage qu’un acteur. Mais il sait presque tout des secrets de la
maison. Sa position est-elle aussi le point de vue que vous offrez au
lecteur ?
Cet homme n’a aucun rôle, et aucun pouvoir d’influer sur la
marche des choses. Mais grâce au fait qu’il sait tout, parce qu’il est le confident
de tout le monde, parce qu’il a le loisir d’observer, d’interpréter et de
déduire, il a finalement le pouvoir le plus grand, celui de donner du sens à
tout ce qui se passe autour de lui. Son regard et sa parole structurent le
chaos ambiant. C’est grâce à lui que tout cela existe, en définitive, et
résiste un peu à la destruction.
Votre écriture est à
la fois narrative et poétique. Si l’on ne craignait pas les clichés, on oserait
dire : orientale, comme dans les contes. Comment vous situez-vous par
rapport à cela, stylistiquement ?
A vrai dire, je n’aime pas trop que l’on me compare à un conteur, parce
que je ne sais rien des contes, je n’en lis pas, je n’en ai jamais entendu
raconter. Toute ma culture est celle de la littérature écrite. En revanche,
dire que mon écriture mêle poésie et narration, cela m’enchante et me fait
immensément plaisir. Mais cela n’a rien à voir avec le conte. C’est un choix d’écriture,
de prosodie, de rythme et un souci de rendre palpables les choses racontées. La
littérature épique grecque, c’était déjà cela. Claude Simon, ce n’est que ça,
sans parler de Pierre Michon, d’Antoine Volodine, d’Olivier Rolin…