Magazine Bourse
Le risque, voilà l’ennemi des Marchés ! Taux d’intérêt, cours des matières premières,
parités des monnaies, prix des actions, aléas économiques, rien n’est immobile ici bas, tout fluctue, et de cet inextricable lacis naît une vérité éphémère, imprévisible, parfois ruineuse.
L’homme lui-même, qui ne compte pas pour rien dans l’évolution de toute chose, n’est pas en reste de mettre beaucoup d’esprit, et quelquefois du plus mauvais, dans ces affaires d’argent. En sorte
que l’industrie du risque financier n’est pas nouvelle : dès le XVIème siècle, les marchands hollandais s’assuraient contre les infortunes océanes grâce à des contrats prévoyant de livrer le
produit de leurs voyages avant même que les voiles fussent hissées 1 ! Dès lors, les marchés dérivés crûrent et embellirent, dévolus à toute
sorte d’actifs sous-jacents, indices, actions, devises, marchandises, …, avec la ferme intention de déporter les risques que l’on a dits vers d’autres horizons, ceux des highlands d’Ecosse, où maraudaient Trois Sorcières.
Mais voyons d’abord le risque. Que vaut-il ? Eperonnée par la mutation profonde d’un capitalisme qui versait de l’économie à la finance, accentuant chaque jour davantage la prégnance des
Marchés, l’industrie financière cita tôt à comparaître les mathématiciens afin qu’ils promussent des outils nouveaux d’immunisation contre le risque. En octobre 1970, Fisher Black et Myron
Scholes 2, dont la réputation n’était pas encore faite, soumirent un article au Journal of
Political Economy dans lequel ils proposaient une méthode d’évaluation d’options sur actions, une classe particulière de produits dérivés : trop spécialisé, l’article fut retoqué
3. Trois ans plus tard, grâce à l’intervention de deux sommités scientifiques du moment, Eugène Fama, spécialiste de l’efficience, et Merton
Miller, bientôt nobélisé, l’article, réécrit, fut enfin publié : le hasard voulut que la parution concordât avec l’inauguration du marché d’options de Chicago. Cette contribution fit grand
bruit et aurait valu à ses auteurs une réputation éternelle, n’était-ce le désastre du hedge fund LTCMLe 31 août 1998, Wall Street chute en séance de 6,8%. Hormis les bons du Trésor, qui surnagent, tous
les marchés vacillent, les obligations bancaires plongent. La panique s'installe, irraisonnée. Cette journée funeste achève un mois d’août horrifique, qui avait débuté, le 4 août, par un plongeon
du Dow Jones de 3,5%, rapidement suivi d'une réplique qui allégea l’indice planétaire de 4,4% supplémentaires … auquel Myron Scholes participa. Néanmoins, cette formule d’évaluation des
options ouvrit un nouvel espace de stratégies d’investissement et accéléra l'essor des marchés dérivés. La volatilité, c’est-à-dire l’excitation des traders, s’invita alors aux agapes. Car ces
produits de couverture du risque, très inflammables, servent aussi ou surtout à spéculer.
« Le monde de la gestion gère la tendance, celui des dérivés, la volatilité 4
» nous dit Nicole El Karoui, spécialiste ès mathématiques financières. Et qui aura goûté aux effets de levier parfois vertigineux de cet univers enchanté ne saura plus se satisfaire de
misérables pourcents, grignotés laborieusement sur le marché des sous-jacents, loin du grand frisson, de la frénésie du jeu. La transe des traders est palpable, à chaque instant ; elle est à son
comble quatre fois par an, à Wall Street, les troisièmes vendredis des mois de mars, juin, septembre et décembre, quand échoient trois types de contrats dérivés : contrats de futures
5 sur indices boursiers (stock
index futures), d’options sur indices boursiers (stock index options) et d’options sur actions (stock
options)
6. Le débouclage des positions, c’est-à-dire le retour au réel, fouette
alors le volume des transactions, et cette course aux sous-jacents enfièvre les places ; tous les arbitrages entre le NYSE et les marchés volatils de Chicago prennent fin : il faut livrer,
racheter les actions physiques liées aux valeurs à terme, se procurer les titres pour lesquels on a acheté des droits de vente sur le marché des options, clore ses engagements.
L’informatique s’en mêle, qui grossit tout et confine la volatilité au délire. Cette sarabande est héroïque : la dernière heure est celle des Trois Sorcières. Alors dit-on, le feu du ciel s’abat
sur Wall Street !
Retour sur nos hautes terres d’Ecosse, celles qui virent naître Adam Smith, philosophe des Lumières qui éveilla le monde à l’économie moderne, celles également d’Arthur Conan Doyle qui dépeignit
ces landes brumeuses, parfois lugubres, propices à toutes sortes de légendes. William Shakespeare lui-même y situa une tragédie crépusculaire, au milieu des brouillards et des ténèbres du
Nord, dans les
cris des mourants qu'on égorge. Hamlet, guerrier irréprochable et vertueux, chef des armées écossaises, défit les troupes de Norvège auxquelles s’était rallié le traître Cawdor, ancien seigneur
d’Ecosse : le soir même, trois sorcières, rencontrées sur une plaine de bruyères, prédirent à notre chevalier qu’il deviendrait roi. La suite ne sera que descente aux enfers : Hamlet,
halluciné, n’aura alors de cesse que d’assassiner tous ceux qui s’opposeront à sa marche vers le trône, au premier rang desquels le bon roi Duncan, noble et droit, qui l’avait fait duc. Et chaque
apparition des trois sorcières, qui annoncent à Hamlet qu’il coiffera un jour la couronne d’Ecosse, déclenchera la foudre et le tonnerre ! Toute l’affaire est là : ainsi, ces trois
sorcières shakespeariennes sont-elles à ranger sur la même étagère que nos bulls & bearsEn 1663, un dénommé Peter Stuyvesant, qui gouvernait la Nouvelle-Amsterdam, un bourg d'environ 300
maisons, fit ériger un mur de bois pour parer la ville des excès des indiens Algonquins. Un an plus tard, nonobstant, les anglais se saisirent de la cité, la rebaptisant aussitôt New York en
l'honneur du duc d'York, futur Jacques II. Et la rue du Mur devint ... Wall Street ! … , autre antique folklore imprégnant l’imaginaire des boursiers. Les esprits sont fixés : dans
tous les cas, l’arène est ensanglantée. Mais la mémoire est brève, ou la tentation trop grande.
Cependant, la réalité boursière de ces fins d’après-midi ensorcelées n’est pas à la hauteur des croyances. Les études ne manquent pas, qui ont décortiqué ces séances de tous les dangers. Jerry Wang par exemple,
un analyste de chez Schaffer’s Investment Research, qui examina vingt-sept années de cotations du S&P 100 à partir de janvier 1976, jugea que la volatilité observée lors des journées
d’expiration des Trois Sorcières était assez comparable à celle d’une séance ordinaire
7. William Schwert, professeur de finance à
l’université de Rochester, ne constata pas davantage de causalité d’augmentation de la volatilité entre 1983 et 1997 autre que celle des volumes échangés : ainsi nota-t-il que le 19
décembre 1997, journée des Trois Sorcières, 793 millions d’actions furent échangées sur le NYSE, un volume énorme pour l’époque, sans que le S&P 500 ne s’en émût pour autant, qui recula de
moins d’1%
8. On pourrait aussi citer Charles Smithson, directeur
opérationnel de la CIBC, plus définitif, qui finit par opiner que la volatilité de ces journées de sabbat et les mouvements brusques des cours que celle-ci était censée engendrer brillaient par
leur absence
9. Bah, l’imagerie populaire se nourrit à bon compte
de certitudes invérifiées, tenues pour vraies, relayées par toute une industrie qui s’y connaît pour vendre et survendre ses poupées de son. L’important est d’y croire pour
consommer.
« Quand vous voyez que l’offre et la demande de titres ne peuvent soudain plus s’ajuster, qu’en quelques instants plus d’un million et demi de titres
IBM, quelque 700.000 Exxon et 500.000 General Electric sont à vendre, et qu’ils ne trouvent pas preneurs, vous vous dites qu’il y a là un problème qui dépasse largement le cadre
anecdotique » avait déclaré John Phelan en 1987, alors président du New York Stock Exchange. Les machines, qu’on incrimina tant lors du krach de cette fin d’année, n’avaient pas encore
pris le pouvoir. Les choses ont changé : les Sorcières ont numérisé leurs balais. Les problèmes sont d’une autre ampleur.
(1) Yves Simon (1997) – « Les marchés dérivés – Origine et développement »
(2) Myron Scholes obtiendra le « Prix Nobel d’Economie » en 1997 en compagnie de Robert Merton ; Fisher Black est décédé en 1995
(3) Benoît Mandelbrot (2005) – « Une approche fractale des marchés »
(4) Le Nouvel Observateur, du 28/02 au 05/03/2008 – « Nicole El Karoui, Mamie Maths »
Nicole El Karoui, née en 1944 à Paris, est professeur à
l'École polytechnique et à l'université Paris VI. Elle est considérée comme
étant l'un des principaux précurseurs du développement des mathématiques financières depuis la fin des années 1980. Auteur de
nombreuses publications, Nicole El Karoui a aussi dirigé un nombre important de thèses et est de plus responsable d'une formation de haut niveau en mathématiques financières à l'université
Paris VI au
sein du Master de Probabilités et Finance (Source Wikipédia).
(5)
Contrats sur les Marchés à Terme(6)
Joseph Antoine Marie-Claire Capiau-Huart
(2006) - « Dictionnaire des marchés financiers
» (7)
Michael Maiello (2004) – « Buy the rumor, sell the fact »
Page 15 : « Au total, l’expiration des Trois
Sorcières présente la même volatilité qu’une séance ordinaire de marché … Il s’agit d’une moyenne … Entre Septembre 1983 et Juin 1995, la volatilité moyenne quotidienne était de 1,16% et de 1,26%
pour la journée des Trois Sorcières. Entre Juillet 1995 et Juin 2000, les Trois Sorcières furent moins volatiles, en moyenne de 0,68% cependant que la moyenne quotidienne était de l’ordre de
1,16% »
(8) G. William Schwert (1998) - « Stock Market Volatility : ten years after the crash »
L’auteur note que le volume échangé lors du 19 décembre 1997 n’avait été surpassé qu’une seule fois, le mardi 28 Octobre 1997 où 1,2 milliards de titres avaient été négociés sur le
NYSE.
(9) Charles W. Smithson (1998) - « Managing financial risk – A guide to derivative products »
Page 46 : «
Whatever the reason, the message here is that even though triple-witching is still frequently mentioned, the volatility that it is supposed to conjure remains conspicuously absent ».
La CIBC est la Canadian Imperial Bank of Commerce, la seconde institution financière du Canada.
Illustration : Image extraite du site
Jupiterimages