Il y a quelque chose de l’ordre d’une vocation dans la mission que se donne Manuel Daull : « je passerai ma vie à la raconter, cette vie des gens dans le train du quotidien ». Que faire en effet de sa vie lorsqu’on est poète, si ce n’est offrir sa voix à ceux qui n’en ont pas, « la voix comme le sang partagés » ? « Je suis cette femme née nulle part », « je suis cet homme qui arrête de courir ». Parler d’eux, parler pour eux, être un poète qui dit « je » pour toutes les « vies imaginaires » des muets, des laissés pour compte, un Marcel Schwob grevé d’un souci humaniste, un homme qui parle la langue des femmes et aussi celle des oiseaux, et qui partage sa voix comme saint François ému se défait de son manteau : « mes bras comme couverture » ?
Des voix anonymes et douloureuses traversent ainsi le poète à la première personne, s’entrecroisent, dialoguent, racontent parfois la même histoire en contre-point. Elles murmurent l’intime – la fin d’un couple, le désir d’un enfant, le secret d’une filiation – ou dénoncent l’enfer social – la grande misère des banlieues, le surendettement, la violence, la prison. Elles sont comme les visages fugitivement croisés dans les trains, « solitudes ambulantes », et dont on tente de déchiffrer l’énigme. Ces trains dont le mouvement rythme l’ouvrage et nos vies, qu’ils broient prés et forêts pour frayer un chemin aux lignes à grande vitesse, corsètent l’existence dans des allers-retours dont la régularité s’apparente à une promenade carcérale, ou découvrent au contraire, par une grâce inattendue, des horizons salvateurs. L’image du train, « transport en commun » comme l’est l’amour, comme devrait l’être la poésie, permet d’interroger notre manière d’être collective, embarqués sur terre que nous sommes, et au fond, simplement « de passage » – ce que disent aussi, avec une infinie délicatesse, les photographies de Stephan Girard, profils dérobés, aiguillages, ciels ouverts, embrasures.
Manuel Daull s’incorpore, physiquement, ces paroles d’inconnu(e)s, leur souffle, leur présence sensible, leurs fêlures, et les mêle à la sienne dans une phrase sans majuscule scandée du tiret long qui est sa signature, et dont l’élan mesuré permet de contenir le bégaiement venu de l’enfance. Poème polyphonique, micro-biographies fictionnelles, autoportrait, l’auteur joue avec les genres et les frontières. C’est à l’échelle d’une vie que se mesure ce qu’il nomme « l’Art d’Habiter » : habiter « son lieu de vie et son corps pareil », « bâtir son espace, autant un placard comme une cathédrale », tenir « sa place dans la cité des hommes », inventer une géographie des amants. « quels sont les lieux que nous avons habités vraiment – je veux dire, quels espaces avons-nous vraiment remplis de notre présence au monde – de quelles compétences à habiter, avons-nous usé ensemble » ? C’est également à l’aune d’une œuvre entière qu’il s’emploie à ce projet : livre après livre, habiter « le territoire des mots », écrire pour s’appartenir, pour coïncider, pour tenir debout. Des livres de soutènement.
Elodie Bouygues
Manuel Daull, Toute une vie bien verticale, photographies de Stephan Girard, L’Atelier contemporain, 2015, 156 p., 15 euros
Sortie en librairie le 22 octobre.