Gaspard Koenig : " Le premier constat c'est l'entrée du terme dans le langage courant. Pourtant, le mot " ubérisation " est en réalité l'expression d'un phénomène plus profond causé par l'émergence du big data. Comme l'indiquait François Ewald, la rationalité occidentale tend à catégoriser chaque chose et chaque donnée de la sensibilité sous des concepts génériques. Or, le big data va exactement à l'encontre de ce système catégoriel. Ce faisant, il va à l'encontre de notre idée de la rationalité car le big data permet d'affecter non seulement une singularité à chaque chose mais aussi de lier ces singularités entre elles.
Partant de cette analyse, il n'est ainsi pas étonnant d'observer que les intermédiaires disparaissent et avec eux le système de catégorisation. La mise en relation singulière rendue possible va donc accélérer et faciliter l'échange, notamment marchand.
Plus globalement, cette évolution va progressivement interroger la valeur-ajouté de ces fonctions d'intermédiaires pour ne conserver que celles qui seront jugées indispensables. L'impact est donc appelé à être extrêmement puissant dans nos sociétés ce qui implique de revoir notre manière de penser l'organisation sociale dans son ensemble ".
Délits d'Opinion : L'ubérisation semble être née sous une bonne étoile mais on note une recrudescence des critiques, notamment sociales. Comment expliquez-vous ce glissement dans l'opinion ?Gaspard Koenig : " Tout d'abord je ne suis pas persuadé qu'il s'agisse d'un glissement. Tout au plus d'une prise de conscience du phénomène dans sa globalité. Ainsi, le consommateur qui a découvert avec envie les VTC et l'économie collaborative prend désormais conscience que son emploi est sans doute " ubérisable " demain. On observe en effet de plus en plus de séminaires internes dans les entreprises traditionnelles afin de savoir si leur secteur est le prochain à se voir ubériser. Comme s'il s'agissait d'une épidémie.
Ces éléments démontrent cependant que la France est plutôt en avance sur ce sujet et que le débat commence à se structurer, dans la société civile et dans le monde de l'entreprise, des start-up aux grands groupes. Le principal problème qui pèse reste celui d'une remise en cause d'un système social auquel les Français sont très attachés. Sur ce sujet il sera pourtant difficile de rapprocher le temps de la société et celui du politique. Il est frappant que la seule frange de la société qui demeure hermétique à ce débat est justement celle qui est en charge des lois et de l'évolution de notre modèle de société.
Malgré les efforts faits sur le numérique, force est de constater que le personnel politique est de plus en plus déconnecté de la société et qu'il ne mesure pas le changement qu'implique le big data dans notre manière de revoir son organisation. Très souvent, les députés ne sont pas les utilisateurs de ces services qu'ils jugent encore comme un artifice numérique ".
Délits d'Opinion : Où et par quoi doit commencer la refonte de notre modèle de société pour intégrer positivement ce changement de paradigme ?Gaspard Koenig : " Cette nouvelle donne confirme qu'une société d'individus autonomes est possible et que la société peut s'organiser en ce sens. Ce qui est frappant c'est qu'en France les responsables politiques n'en fassent pas un axe de campagne, comme c'est par exemple le cas aux Etats-Unis avec Hillary Clinton.
Les sujets à traiter en priorité sont les piliers de la structure sociale : la solidarité, le droit du travail et l'assurance.
- La solidarité devrait ainsi supprimer les nombreuses allocations spécifiques et les remplacer par un revenu universel.
- Le droit du travail devrait être remplacé par un statut de l'actif ce qui permettrait de regrouper toutes les formes du travail, et notamment le travail indépendant. Pour faire cela il faut donc créer des droits à cette frange de la population dont les effectifs ont vocation à dépasser ceux des salariés traditionnels.
- Enfin, sur l'assurance, il faudrait aller vers la portabilité des droits avec notamment un compte à points librement utilisable ".
Gaspard Koenig : " Les responsables politiques et certaines élites sont déconnectés du pays ce qui ne leur permet pas de prendre conscience de la mutation en cours. Ils sont encore trop nombreux à patienter au lieu de se saisir du sujet pour en faire un axe structurant de leur discours. C'est le cas des leaders politiques mais aussi des élus locaux qui sont nés et n'évoluent qu'au sein des partis, ne prenant pas conscience que ces formations sont, elles-aussi, appelées à se réinventer.
Cet éloignement vis-à-vis des Français est également renforcé par le facteur générationnel qui apparait là encore comme un frein au changement. La teneur des débats sur la nouvelle économie et les secteurs sujets à l'ubérisation démontre que ces questions sont analysées au prisme d'un vieux schéma au lieu de s'interroger sur le modèle à fonder pour accompagner ces changements ".
Délits d'Opinion : Cette position d'attentisme va-t-elle fragiliser la classe politique et permettre son ubérisation ?Gaspard Koenig : " Parmi tous les intermédiaires que compte notre société, les élus locaux seront sans doute ceux qui tiendront le plus longtemps. En effet, le récent rapport Bartolone-Winock est, à ce titre, symptomatique de l'absence de réflexion sur l'évolution des modes d'organisation de la vie démocratique et du mode de gouvernement à l'aune de la révolution du big data.
Face à ces décideurs sourds au changement numérique il y a une population dont la vitalité démocratique est en réalité très forte. Le monde associatif et la société civile dans son ensemble aspirent à un renouveau et cela se retrouve dans tous les sondages. L'ubérisation du politique c'est donc la suppression du système représentatif qui, pendant un temps, a permis d'unifier le territoire. Désormais, le numérique permet d'informer, de consulter et de mobiliser les citoyens directement.
Il est prioritaire de rapprocher les principes constitutionnels qui font notre modèle démocratique et le désir de proximité " réelle " qui émerge dans la population. L'exemple Democratech illustre le potentiel dans la perspective des élections de 2017 ".