(note de lecture) Sereine Berlottier, "Louis Sous la terre", par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

 
Louis Sous la terre est une paronomase de Louis Soutter, peintre suisse né en 1871 et mort en 1942. Le livre pourrait s’annoncer comme une biographie à ceci près que son auteur, Sereine Berlottier, mélange les formes et les genres. Il s’agit plutôt du questionnement, libre, d’un homme et d’une œuvre. Si, globalement, le texte progresse des débuts à la fin de la vie du peintre, il ne se contraint pas à sa linéarité comme le ferait une biographie traditionnelle : d’une certaine façon, le désordre de la vie de Louis Soutter se retrouve dans cette liberté d’approche, même si l’auteur propose un pivot traumatique : la rencontre à Bruxelles d’une américaine qu’il épousera, suivra aux Etats-Unis dont il reviendra six ans plus tard, en 1904, divorcé et traumatisé : « un grand malheur a fouetté ce corps dont il ne reste qu’une sorte d’écorce terne » (p. 32). S’ensuivent des années où le peintre, ancien violoniste prometteur, glisse dans l’extravagance avant d’être placé à l’asile de Ballaigues où il s’adonne au dessin et à la peinture de façon quasi frénétique, fuguant et réclamant qu’on le sorte de cette vaste maison réservée « aux vieillards et aux indigents du canton » (p.33). Il y mourra en 1942, alors que son œuvre est exposée à New-York ou Lausanne notamment, défendue par Giono et Le Corbusier, ce dernier étant un cousin de Louis Soutter.  
 
Ce qui frappe d’emblée, c’est que Sereine Berlottier ne cherche pas à faire un travail scientifique ; bien sûr, elle s’appuie sur des faits, mais ceux-ci étant assez peu nombreux, elle interroge cette vie trouée, et ce qui l’intéresse ce sont les trous. Elle formule donc les hypothèses, les doutes, les possibles, recourant souvent et implicitement à l’idée que sa liberté provient de ce qu’elle ne sait pas. Cette manière fictionnelle peut rappeler celle de Pierre Michon dans Rimbaud le fils ou Abbés, mais Sereine Berlottier ne privilégie pas la trame narrative : on la sent pleine d’empathie pour l’homme et l’artiste, sans arrière-plan hagiographique. Elle touche ce qu’elle peut de cet homme à travers ce qu’elle connaît de lui – quelques faits mal éclairés, des photos, des notes – et de son travail. Il s’agit plus d’un dialogue que d’une étude. 
 
La rupture avec la femme américaine semble exprimer une souffrance autant qu’une libération : souffrance d’homme et libération de peintre ? « Commencer est le pur élan, le vrai désir (p. 17) « Ta vie se commence quand elle se termine » (p. 24). La narratrice accompagnera la descente solitaire de Louis Soutter jusqu’au fond de lui-même, dans sa vie d’homme et de peintre. « Je te regarde » (p. 27), « Laissons Louis dans les jupes d’une femme (...) » (p. 28), « Je ne réussis plus à te voir, à t’approcher » (p. 70), « J’ouvre un livre au hasard » (p. 71) : autant de présences bienveillantes et attentives à cette réduction d’un homme qui supplie d’échapper à cette vie d’enfermements, à laquelle seuls la marche (une marche parfois jusqu’à l’épuisement qui pourrait rappeler la figure de Walser) et le dessin permettent d’échapper. Parfois, on le trouve en train de peindre nu, « comme l’était la main (...) excavant cette nudité de papier » : nulle provocation dans cette attitude, mais plutôt le geste de se retrouver au plus près d’un corps qui se décharne peu à peu et dont le dessin révèle la souffrance du regard et du geste : « Il fait de plus en plus nuit sur ces pages » (p. 90). Dessins qu’il finira par réaliser au doigt à cause de sa santé dégradée, figures fantômatiques – Tourments nus, Avant le massacre, par exemple –, la manière du peintre devient de plus en plus simple et puissante, « Mettant au trou, à terre. / Creusant dans le petit trou de la terre. » (p. 82) et montrant « le plus souvent défilé de visages amers, bouches ouvertes sur un même refus, corps intouchables, dans une blancheur de page épargnée, vulnérables, distraits » (p. 74). 
 
En quelque sorte, cette vie trouée de Louis Soutter est prétexte à une écriture qui ravaude ou rapièce : parfois, ce sont des faits bruts, présentés verticalement, comme un poème. Ailleurs, ce sont des sortes de litanies articulées par un système anaphorique ou par une longue série de questions brèves qui expriment ce défaut de connaissances. Ailleurs encore, ce sont des descriptions lyriques de dessins dont on devine qu’ils correspondent au lyrisme même des dessins, ou des poèmes en vers, etc. L’énonciation également est sujette à variation : le texte commence avec la deuxième personne, plaçant le peintre en tant qu’interlocuteur privilégié, mais à d’autres endroits, le je ou le on reprend la parole, ou ce nous qui semble s’identifier aux êtres humains en souffrance que montrent les dessins. Ce n’est pas une affaire de coquetterie, mais la liberté affirmée d’approcher les mystères d’un être et d’une œuvre. Or de ce point de vue aussi, parce que Sereine Berlottier ne s’enferme jamais dans une manière, parce que son texte est en rupture constante avec lui-même, et parce qu’il s’attache aux possibles du langage, Louis Sous la terre est un livre qui appartient pleinement à l’espace de la poésie. 
 
 
Ludovic Degroote 
 
Sereine Berlottier – Louis Sous la terre – Argol – 102 p., 18 €