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(feuilleton) "Terre inculte", par Pierre Vinclair, n°28. Prière

Par Florence Trocmé

# 28. Prière 
 
To Carthage then I came  
 
Burning burning burning burning  
O Lord Thou pluckest me out  
310   O Lord Thou pluckest  
 
Burning 
 
28. 1. Dans une note au vers 307, Eliot renvoie aux Confessions d’Augustin, au vers 308 au « sermon du feu » de Bouddha (sermon qui donne son titre à tout ce troisième chant), et au vers 309 de nouveau à Augustin, tout en précisant d’une remarque dont l’ingénuité est sans doute la face immergée d’une profonde ironie, que « le rapprochement de ces deux représentants de l’ascétisme oriental et occidental, au point culminant de cette partie du poème, n’est pas fortuit. »  
 
28. 2. En quoi le rapprochement de l’ascétisme bouddhiste et de l’ascétisme chrétien n’est-il pas fortuit ? Pourquoi prend-il place après ces chants de résignation ? Où trouvera-t-on la nécessité de ce rapprochement ? En quoi consiste cette nécessité, quel rapport entretient-elle avec le point culminant du poème ? Eliot suggère qu’il y a ici une clé. Essayons de la trouver, puis de nous en servir. 
 
28. 3. Si l’on tient que des textes non explicitement discursifs (comme le seraient des essais) ont pourtant bien un rapport à (de) la pensée, et même qu’ils pensent (ou invitent et permettent à leur récepteur de penser) un contenu, il faut sans doute ajouter que le mode (non explicite) d’apparition de ce contenu est relatif au mode de pensée du texte, qui définit son genre. Bref, le poème pense comme ça, et ce comme ça définit son genre.  
 
28. 4. Comme ça, c’est donc d’abord par citations : nous en avons croisé tout au long de notre lecture de The Waste Land, et dans plusieurs langues. En allemand, en anglais, en français – en sanskrit bientôt. On a déjà essayé de s’interroger à plusieurs reprises, dans les épisodes précédents de ce feuilleton, sur la signification, la valeur ou l’usage de ces ready-mades dans le poème d’Eliot. 
 
28. 4. 1. Une première hypothèse (épisodes # 3 à 6) a consisté à faire comme si de rien n’était, c’est-à-dire à ne pas réserver un sort particulier à la citation, et à traiter le texte comme un tout homogène sans égard pour l’originalité (ou non) des vers qui le composaient. 
 
28. 4. 2. Devant l’évidence de l’importance, pour le poème, de l’hétérogénéité de ces fragments, dont le statut particulier est souligné (voir # 8) ou bien par des notes autographes rattachant ces fragments à leur origine, ou bien par la différence de langue qu’ils introduisent dans le poème, j’ai envisagé dans un deuxième temps l’hypothèse d’un « milieu poétique » (épisodes # 15 à 18). Selon celle-ci, ces références servaient à définir une sorte de champ littéraire, déterminé par la mise en rapport de quelques œuvres ; un champ à l’intérieur duquel The Waste Land viendrait s’inscrire pour en tirer sa signification.  
 
28. 4. 3. Mais une telle manière de voir les choses a le désavantage de rabattre les citations sur le texte dont elles sont les citations, en mettant complètement de côté, et le fait qu’elles sont des citations (c’est-à-dire, leur condition performative de citation : ce sont des vers-qui-citent, avant d’être des phrases d’un tel ou d’un tel), et leur contenu (ce ne sont pas n’importe quel vers). Dans un troisième temps (de # 21 à 23) j’ai donc essayé de comprendre cette condition performative de ready-made, en laissant toujours un peu de côté la question du contenu.  
 
28. 4. 3. 1. Or, ce qui est intéressant dans les vers qui finissent ce troisième chant, c’est que dans leur contenu même, ils sont caractérisés par leur puissance performative – ce sont en effet des prières : invocation, psaume, sermon.  
 
28. 4. 3. 2. En # 24. 4 j’avais déjà suggéré que, cherchant à dépasser l’alternative entre religion (du mystère) et littérature (du récit de la perte du mystère), la poésie voudrait faire du récit même le lieu du sacré – comme une prière sans Dieu, ou dont le dieu serait immanent à la prière elle-même.  
 
28. 4. 3. 3. Selon cette perspective, la double référence à Augustin et au Bouddha, dans ces vers, ne relèverait pas du syncrétisme de contenu qu’on attribue parfois à la pensée de The Waste Land – une sorte de christo-bouddhisme new wave avant l’heure : les citations valent plutôt deux fois pour leur puissance performative (de citation, d’abord ; de prière, ensuite) que pour leur teneur doctrinale ou même mystique.  
 
28. 4. 4. Une prière, c’est une parole qui promet un contact avec le divin, dont l’efficacité performative tient à sa conformité à la tradition : elle est nécessairement ready-made. La clé que donne cette fin de troisième chant, c’est donc peut-être, outre les éléments de contenu (voir # 27), dans cette puissance de la prière qu’il faut la chercher. Celui qui prie, sans doute, est désespéré ; mais sa prière même ne signe-t-elle pas la présence en lui d’une plus haute espérance ? S’il faut croire en l’au-delà pour se plaindre de l’ici-bas, le désarroi face au désenchantement du monde est le revers – et peut-être seulement le prétexte – d’une confiance immense en la puissance performative du poème qui le nomme.   
 
28. 4. 5. Non seulement récit du feu perdu, mais feu lui-même, c’est le poème qui est brûlant. Et c’est la citation, peut-être, dans sa puissance à rappeler une tradition qu’elle répète sur le mode du rituel, qui lui confère plus que n’importe quel lyrisme personnel, paradoxalement, cette incandescence. D’autant plus quand elle est citation de prière.  
 
28. 5. Nous pouvons tenter de répondre à la question posée plus haut : le poème pense comme ça, c’est-à-dire comme une prière. Comme dans une prière, la description de la misère est compensée – et annulée – par l’acte même qui la décrit, puisqu’il postule un Dieu pour écouter la plainte. Ce que pense la prière et ce qu’elle opère, c’est donc le dépassement de la misère. Chez les chrétiens, on voit comment ce dépassement s’opère : la prière est l’instauration d’un salut, paradis. Mais dans The Waste Land ? 
 
28. 5. 1. Ici, le Dieu, ce ne peut être que le lecteur : nous sommes dans un livre imprimé, rien n’aura été susurré sur le banc de messe. Mais en quoi le lecteur peut-il sauver quiconque ? Personne peut-être : mais si le poème est bien le feu fait parole, c’est sa langue en fusion que le lecteur peut sauver – le miracle équivoque et douteux du poème. Et de même que le Chrétien qui se plaint de sa misère instaure par sa prière même le bonheur infini qui vient, la déploration en poème, par Eliot, du désenchantement stupide d’un monde corrompu par l’argent, instaure le lecteur lointain, inattendu, qui par-delà les décennies sauve cette parole en la lisant, la ruminant, en essayant de la penser.  
 
28. 5. 2. Si le mode de pensée de ce poème est la prière, ce que pense The Waste Land, et qu’il instaure en le pensant, c’est la communauté fragile – désœuvrée sans doute, inavouable peut-être, et désavouée – de ceux qui vivent, font vivre et transfèrent leur langue incandescente, le mystère immanent. 
 
Lors je vins à Carthage 
 
   Brûlant brûlant brûlant brûlant 
   O Seigneur Qui m’arraches 
O Seigneur Qui arrache 
 
Brûlant


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