Félix Fénéon, par Paul Signac
Un jour de 1906 comme les autres, Félix Fénéon pénètre dans les locaux du journal qui l’emploie. Le Matin, poussé par le développement des moyens de communication, bourre ses pages de faits-divers («Le Matin voit tout, sait tout, dit tout ! »). Fénéon, avec d’autres, est chargé de remplir ces anonymes colonnes de brèves, les « nouvelles en trois lignes ». A disposition des rédacteurs, pour accomplir leur besogne, les dépêches, les correspondants, les télégrammes. Piochant un morceau dans cette pile de chiens écrasés, Fénéon s’assoit à son bureau, et compose : « Un bijoutier en faux du 3è arrondissement et sa femme pêchaient en bateau, à Mézy. Elle tomba. Il plongea. Disparus. » Une autre fois : « C’est au cochonnet que l’apoplexie a terrassé M.André, 75 ans, de Levallois. Sa boule roulait encore qu’il n’était déjà plus. » Ou bien ceci : « On couronnait des écoliers de Niort. Le lustre tomba, et les lauriers de trois d’entre eux se teignirent d’un peu de sang. »
Lorsqu’à la fin de l’année 1906, Fénéon, ayant ainsi taillé 1210 minuscules joyaux de la sorte, décida de quitter le journalisme pour devenir galeriste chez Bernheim-Jeune, il est probable que personne, au-delà de ses amis, ne s’en aperçut. Fénéon avait des amis fidèles. Apollinaire, d’abord, qui se réjouit dans le Mercure de France de ce que Fénéon va rédiger des bulletins d’art : « Cet écrivain si dépouillé qu’il avait pour ainsi dire inventé, dans ses immortelles Nouvelles en trois lignes du Matin, les mots en liberté qu’ont adoptés les Futuristes, se taisait depuis trop longtemps. » Camille Platteel, ensuite, la maîtresse de Fénéon, qui découpe les brèves dans le journal. Jean Paulhan, enfin, qui a l’idée de les réunir en un volume, en 1948, procurant à leur auteur récalcitrant une postérité qu’il n’avait pas imaginée et surtout pas recherchée.
Félix Fénéon, par Maximilien Luce
Félix Fénéon, « Bourguignon né à Turin » en 1861, devient rédacteur au ministère de la Guerre à 20 ans. A Paris, il fréquente les symbolistes, édite les Illuminations de Rimbaud et les Derniers Vers inachevés de Laforgue, donne des chroniques laconiques à la Revue Libertaire, à l’Endehors. Lorsque les « lois scélérates » bâillonnent les feuilles anarchistes, Fénéon trouve refuge à la Revue Blanche des frères Natanson. Toujours de brèves notes, sans signer : « Le gouvernement organise le silence : on entendra mieux. » Le même mois, la police l’arrête. Dans son bureau, au ministère, on trouve des détonateurs. Le « fonctionnaire anarchiste » ajoute une touche insolite au « Procès des Trente ». A la barre, l’esthète au profil de « faux yankee » se paie le luxe de la répartie insolente. Mirbeau le défend dans la presse. Mallarmé vient déposer à l’audience : « Je le sais supérieur à l’emploi de quoi que ce soit que la littérature pour exprimer sa pensée. » Fénéon échappe d’un rien à la prison. Le 10 janvier 1895, il devient secrétaire de rédaction à la Revue Blanche.
La Revue Blanche, par Toulouse-Lautrec
« Il n’est sans doute aucun peintre, aucun écrivain de réelle valeur, aujourd’hui reconnue, qui ne doive aux frères Natanson et à Félix Fénéon, sûr et subtil pilote du bâtiment, un ample tribut de reconnaissance », estime Gide. « Il fut la Revue Blanche » ajoute Thadée Natanson. L’influence de Fénéon grandit, mais sa signature se fait rare. Jarry l’appelle « Celui qui silence ». Ce sont les travaux indirects qui l’attirent. Il coordonne une « Enquête sur la Commune de Paris », traduit Edgar Allan Poe et Jane Austen, soutient les dreyfusards. En 1903, les Natanson doivent se séparer de la Revue Blanche. « De quelle autre feuille parle-t-on encore vingt ans après qu’elle a disparu ? », interrogera Fénéon en 1923. « Celle-là avait de particulier que, loin de faire la cour au public, elle offrait dans chaque numéro quelque surprise amère, car elle était libre de superstitions morales et sociales. » Par la suite, il décline toute proposition de mémoires, d’entretiens. « Je ne me suis jamais considéré comme un homme de lettres », répond-il à une enquête littéraire. « Dans ma jeunesse j’ai été accueilli par une association de malfaiteurs et dans mon extrême vieillesse (devenu un phénomène zoologique) par l’académie Mallarmé ». Paulhan doit attendre la mort de Fénéon, en 1944, pour publier les Nouvelles en trois lignes, toujours rééditées depuis.
Dans son noir roman de 1982, Lawrence Block se demandait s’il n’y avait pas, une pour chaque habitant de New York, Huit millions de façons de mourir. Ces Nouvelles en fournissent un catalogue morbide et fascinant. L’objet le plus anodin se transforme en piège mortel (« Un flacon flottait. Mauritz, de Sèvres, se pencha pour le prendre et tomba à la Seine. Il est maintenant à la Morgue »), les armes servent en tout genre (« La Verbeau atteignit bien, au sein, Marie Champion, mais se brûla l’œil, car le bol de vitriol n’est pas une arme précise »), les désespérés s’obstinent (« Emilienne Moreau, de la Plaine-Saint-Denis, s’était jetée à l’eau. Hier elle sauta du quatrième étage. Elle vit encore, mais elle avisera »), et le règne animal n’est pas en reste (« Comme aux temps mythologiques, un bouc a assailli une bergère de Saint-Laurent, dans le lit du Var, où elle paissait ses bêtes.»)
Fénéon, par Félix Vallotton
Dans le même temps, la France de la Belle Epoque fait face à la question sociale. Fénéon l’anarchiste égrène les grèves. Savoir écrire, c’est savoir tout dire malgré tout, affirmait Mallarmé, et le tyran oblige à la seule chose intéressante, l’allusion et la périphrase. Dans ce quotidien apolitique — c’est-à-dire conservateur — qu’est le Matin, Fénéon glisse de suggestifs euphémismes : « Le ministre des finances a prescrit aux percepteurs toulonnais d’être bénins aux contribuables lésés par les grèves ». Ailleurs, la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat déchire les villages, les dames pieuses lapident un peu les gendarmes, et Fénéon s’amuse bien : « Les maires ne se lassent pas de remettre le Très-Haut au mur des écoles, ni le préfet de suspendre ces maires. » Entre ces épisodes, il y a le futile, l’insignifiant, que Fénéon rehausse d’un adverbe malicieux (« Maurice Barrès, qui y présidait « les prix », a tendrement harangué les fillettes de l’orphelinat alsacien du Vésinet »), d’une prosodie rêveuse (« Elles partent, les danseuses laotiennes qui ornaient l’exposition de Marseille, elles partent aujourd’hui par le Polynésien »)
Paul-Henri Bourrelier, auteur d’une somme passionnante sur la Revue Blanche, voit dans cet ensemble la transposition en littérature de la technique pointilliste élaborée par Seurat, « une grande fresque de la vie populaire par la juxtaposition de touches contrastées. » C’est bien vu — mais c’est le génie de Paulhan, pas de Fénéon, d’avoir réuni les Nouvelles. Fénéon ne voulait pas laisser d’œuvre. (Son influente plaquette de 43 pages sur Les impressionnistes en 1886 est le seul ouvrage publié de son vivant ; et encore un seul tirage de 227 exemplaires lui suffit : il refusa toujours de la faire réimprimer.) Il est probable qu’il n’ait cherché qu’à égayer la routine d’une tâche monotone. Tandis que ses collègues du Matin prenaient le terme « nouvelles » au sens de faits divers à condenser en peu de mots, Fénéon s’amusait à trouver les techniques narratives pour raconter autant d’histoires dans le même temps. Ce faisant, il a fait entrer cette matière triviale dans le champ de la littérature. Cyril Connolly distinguait le journalisme, « quelque chose qui ne sera lu qu’une fois » de la littérature, « quelque chose qu’on relira. » A cette aune, Fénéon a réussi au-delà de toute ambition. Quelle rubrique de chiens écrasés lit-on encore un siècle après qu’elle a disparu ?
Sébastien Banse
Nouvelles en trois lignes, Félix Fénéon, Mercure de France, novembre 2015, 8€