« La clameur de Sodome et Gomorrhe est venue jusqu’à moi ! » s’écrie Yavhé dans la Génèse, et elle continue à venir jusqu’à nous, cette clameur qui malgré les siècles n’a toujours pas échappé à la vindicte publique et à moults jugements la considérant comme une perversion.
Mais si l’on considère d’une part le traité « De Sodomia » écrit par le Père Louis Marie Sinistrari (1632-1701) prédicateur et inquisiteur de l’ordre des Franciscains, extrait de son grand œuvre de « De Delictis et poenis » (1754) où toute sa fureur se déchaîne contre cette «abominable dépravation », ce « vice si infâme», «ce crime abominable entre tous», et d’autre part les pratiques et le traitement de la sexualité anale dans la littérature, le cinéma, et l’art d’aujourd’hui, nous pouvons nous apercevoir du pas de géant qui a été fait.
Le psychanalyste Roger Dadoun, en se penchant sur ce texte original exhumé de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale de France par les éditions Manucius et que l’on peut lire intégralement dans le livre, offre un éclairage érudit sur « l’ombre pestilencielle de Satan », - les origines du « satan-anus » (la satanale) - qui se projette sur la conception sodomale et infernale de Sinistrari, tout en développant par ailleurs avec brio ses « utopies sodomitiques ».
On peut se demander en effet, pourquoi il existe tant de haine exercée contre « ce minuscule et très humble anneau qu’est le sphincter anal, niché en un point quasi inaccessible du corps ? ». La doctrine de Sinistrari en est la représentation parfaite. Son objectif est simple : à l’usage des confesseurs, sa doctrine doit leur permettre, en définissant la nature exacte du délit de sodomie, de connaître « ce crime », d’en apporter la preuve (par des témoignages, osculation du corps par des accoucheuses, aveux par la torture) et de proposer un tableau des peines appropriées pour régler son jugement (flagellation, supplice des fourches, supplice du feu, bûcher et pendaison).
Notre apprenons donc que la sodomie est « le coït dans le vase postérieur », avec nécessité de l’introduction du membre dans l’anus et la sémination. Notre étonnement est grand quand nous lisons que « le crime sodomitique a été apporté au monde par les femmes » et « qu’une véritable sodomie se commet entre femmes ». « Or comment une femme peut-elle s’accoupler avec une autre femme, en sorte que se frottant ainsi l’une contre l’autre on puisse dire qu’elles exercent la sodomie ? » Alors Sinistrari développe dans le menu détail les pratiques de ces « fricatrices ou tribades » qui utilisent pour le coït les godemichés et surtout sa condamnation totale de cette« douceur d’amour » ou « taon de venus » qu’est le clitoris, qui chez certaines femmes par son aspect démesuré (« grand comme le doigt median de la main ») devient une mentule virile permettant la sodomie avec sémination !
Il n’en reste pas moins, que malgré cette condamnation dictatoriale, misogyne et extrême du plaisir féminin, « le nœud » du problème reste l’anus. Alors, Roger Dadoun l’explore méthodiquement en se basant sur sa thèse du « satan-anus » hanté par le Vade Retro Satanas - « Va-t-en, arrière de moi, Satan » et la prédication violente luthérienne. La lecture est jubilatoire quand dans ses « utopies », il entrecroise « la diagonale de l’anal » rose et noire, qui n’est autre que la lutte intestine d’Eros et Thanatos. Nous rencontrons alors, versant noir, le« celeste anus immense » de Lautréamont, l’Enfer de Jérôme Bosch plein d’anus percés, la contre-utopie d’un Marquis de Sade, les hordes nazies faisant d’Auschwitz «l’anus du monde», l’empereur sodomite Heliogobale, l’Anus solaire de Bataille ; versant rose – l’anus adoré de Rimbaud, les exquis sonnets du fouteur Arétin dont Sinistrari dû certainement subir les coups de flèches, la grande utopie du « Nouveau monde amoureux » de Charles Fourrier.
Avec ses « Utopies sodomitiques », en resituant l’anal dans l’héritage spirituel des écrivains et des peintres, Roger Dadoun nous invite a avoir plus de considération pour cette partie anatomique qui fait partie intégrante de notre constitution libidinale et psychique, et surtout, loin de Sinistrari, il utopise une humanité plurielle reconnaissant toutes les passions et les penchants amoureux. Finalement, cet essai – dixit une note de l’auteur concernant le Canard enchaîné qui évoque la Rrose Sélavy de Robert Desnos – se penche sur « l’insoluble mystère du rapport entre « Le trou du culte et le culte du trou », et c’est vraiment brillant !
Roger Dadoun / R.-P Sinistrari d'Ameno « Utopies Sodomitiques (Diagonales de l'anal) / De Sodomia (Exposé d'une doctrine nouvelle sur la sodomie des femmes, distinguée du tribadisme) ». Editions Manucius, Nov 2007
Cet article est paru dans le Le Magazine des Livres , en kiosque en Janvier 2008 - Copyright Katrin Alexandre