Ainsi réclame-t-il «le sens des perspectives, de bas en haut, car seul ce qui nous dépasse peut nous réunir». Pour lui, le défit est toujours là, «ne pas lâcher la bataille d’hommes pour son ombre», car «le contemporain fonctionne à l’événement, du soir au matin, c’est le fonds de commerce» (p.60). Tout le monde en prend pour son grade: l’humanité sans dessein, la gauche «ton sur ton» de Hollande qui «n’a plus de raison d’être», les idolâtries de l’époque… «Ce qui s’absente à bas bruit est plus riche d’enseignements que ce qui fait le buzz pour nous donner le change» (p.111), raconte Debray, et nous pensons au grand art de LA politique, transformé en recettes de gestion, à l’Engagement, devenu valeur faible, aux Combats héroïques, oubliés dans la peur, et même au fumeur de pipe, silhouette jadis familière du paysage, dont Régis précise qu’il n’a pas succombé à la loi Evin mais à «l’arrivée des hommes réactifs et pressés». «L’air du temps l’a euthanasié sans mot dire», ajoute-t-il, à l’image de tous ces gestes quotidiens qui illustraient le recueillement propitiatoire de la pensée…
Maintien. Puisque «l’espérance est violente» et que nous entrons «dans l’avenir à reculons» (p.49), Régis Debray ne cite pas Simone Weil par hasard: «L’accès à la vérité passe par la vérité du malheur.» S’il pense que «l’intérêt pour la justice» a décliné «à mesure qu’augmentait le nombre des individus chargés de la rattraper», il nous convie au chevet de l’Histoire en tant qu’exemple non pas à répéter mais à réinventer. Il écrit: «L’attrait au concave oblige à un certain jansénisme: le verre de l’amitié dans les sous-sols du PC, à Colonel-Fabien, c’est un blanc de blanc tord-boyaux; au Bristol, faubourg Saint-Honoré, c’est champagne et caviar. Il faut maigrir pour monter au paradis, les rebondis ne décollent pas» (p.43). Il nous souhaite aussi: «recevoir à temps, et sur place, notre deuxième baptême, le bon, le vrai, celui du feu» (p.71). Sans parler de cette interrogation tragique : «Comment garder l’Histoire en vie dans les têtes si on abandonne l’économie du salut en cherchant son salut dans l’économie?» Puis il conclut par ces mots, moins personnels qu’on ne l’imagine: «Je laisse le péché originel aux malades de la mémoire. J’ai joué ma partie nez au vent, comme tout un chacun ; perdu ou gagné, allez savoir; trois petits tours et puis s’en va; et ce mistigri, jusqu’à la fin des temps, qui n’ont, faut-il le dire, pas plus de sens que de fin, pas plus d’année zéro que de Jugement dernier.» Une leçon de maintien, en quelque sorte, qui nous inciterait à réfléchir le futur à partir de l’Histoire, la vraie, la seule qui nous permette d’affronter celle que nous vivons les yeux grands fermés – espérons-le du moins.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 9 octobre 2015.]