Le 29 mai 2005 une majorité d’électeurs rejette le Traité constitutionnel européen. Par un artifice, il est, « renvoyé en cuisine », puis « ramené en salle légèrement réchauffé, mais cette fois-ci, seuls les fins palais capables d’apprécier l’apport considérable de ce texte sont invités à y goûter », note Mathias Roux. En effet, députés et sénateurs approuvent par 560 voix contre 181 la révision de la Constitution de 1958, préalable à la ratification simplifiée du traité de Lisbonne.
Ce fait majeur de la vie politique, aujourd'hui oublié, signe pour l'auteur l'importance de l’expertocratie dans le champ de la politique. Convaincu de son installation durable, il y voit la marque de « l’air du temps » qui consacre « l’apolitisme en vertu politique ». Cet air du temps s’épanouit dans l’incantation de la complexité, nouvelle vulgate à laquelle « aucun esprit n’échappe ». Elle est attelée à la mondialisation, rendant ainsi le cadre national des enjeux contemporains trop étroit. Passée au stade d’idéologie non réfutable, la complexité est devenue l’alliée du néo-libéralisme. Le théoricien le plus en vue de ce courant est, selon Mathias Roux, Walter Lippmann (1889-1974) qui ne reconnait pas l’existence de la société mais simplement celle d’une pluralité d’acteurs et de groupes. Lippmann n’admet ni la notion de bien commun ni celle de peuple : la conduite des affaires publiques dépend des intérêts partisans et de la mobilisation des « personnes de compétence ». (p.25). Il n’est pas pertinent d’orienter les affaires publiques selon l’intérêt général : ce serait « pécher par naïveté et méconnaître la complexité » des situations que chacun doit affronter. La figure de l’expert, selon le courant porté par Lippmann, se pare de la « démythification salutaire de la politique ». Le citoyen n’est plus d’actualité. C’est la vision technicienne de la politique qui prend le dessus. « Au fond, derrière la pensée de Lippemann pointe le vieux rêve de la transformation de l’homme civique en consommateur de biens publics, ce qui revient à traiter l’action publique comme l’achat d’un bien ou d’un service », indique Mathias Roux. (p. 27). Le besoin d’expertise en découle. Il faut éclairer, non plus le peuple mais l’opinion publique en instaurant une véritable fabrique du consentement afin de compenser « l’incapacité des citoyens à orienter correctement leur avis ». Dès lors, l’auteur note que l’objectif de l’intervention experte « n’est pas de donner des éléments pour ouvrir au maximum le champ de la délibération mais de fermer les questions… ». (p. 29). Tout citoyen qui s’est peu ou prou frotté au recours à une expertise forcément indépendante demandée par une tutelle administrative ne pourra qu’approuver…
Les institutions, les politiques aiment et valorisent les experts ! Pour répondre à la question « qu’est-ce qu’un expert ? » Mathias Roux qui croit aux vertus de la pédagogie de l’exemple « qui perd toujours en compréhension ce qu’elle gagne en extension » (p. 30) choisit l’étude de cas en la personne de Jacques Attali. Les racines grecques de la philosophie autorisent l’excès. L’humour acide permet de réfléchir à partir de bonnes bases. Quelle qualité l’auteur trouve-t-il en l’ancien sherpa du président Mitterrand ? Précisément d’être un expert, un expert généraliste comme le personnage de La leçon d’Eugène Ionesco qui voulait se préparer à un doctoral total. « Avec Jacques Attali, notre chance est de posséder un spécimen d’expert à faire rosir de plaisir n’importe quel émule sociologue de Max Weber tant le cas particulier se rapproche ici de l’idéal-type ». (p. 30). La philippique est rugueuse et hausse l’auteur, probable émule de Démosthène, en expert du persiflage citoyen. Reconnaissons que c’est bien vu ! L’exemple permet d’aller à l’essentiel.
L’expert s’attribue des savoirs et des compétences qui mécaniquement « lui octroient de fait objectivité, légitimité et position d’autorité ». (p. 33). Parsemé de références scientifiques, le discours de l’expert est surplombant et ainsi réduit l’autorité de la puissance politique. L’expert dépasse les figures du spécialiste et celle du technocrate. Le premier est reconnu comme maître d’une discipline. Le second doit son pouvoir à « une machinerie administrative ». L’expert, tout en empruntant à ces deux références tient son autorité de son indépendance et « de l’expérience accumulée et, en retour, se tourne vers l’expérience en cours ou à venir ». (p. 35). Il est supposé travailler avec raison et adopter un comportement « raisonnable ». Mathias Roux met le doigt sur les risques inhérents à la valorisation extrême de la figure de l’expert dans le contexte de la gouvernance qui s’impose d’autant qu’elle évacue le peuple. Voilà un mot que l’auteur n’hésite pas à convoquer alors que l’expert affublé de son pouvoir technicoscientifique installe le « refoulement du questionnement politique au profit de la terminologie apolitique du problème et des solutions ». (p. 41).
Que devient la politique face à l’emprise de l’expertise, s’interroge l’auteur en ouvrant le deuxième chapitre de son ouvrage ?Il en appelle à Aristote (Politiques I, 1) pour rappeler que l’homme se réalise dans le cadre de la cité, à savoir qu’il ne peut « s’accomplir véritablement sans rechercher la réalisation d’une forme de mesure à quoi s’apparente la justice en sa définition la plus générale : juste proportion, harmonie, équilibre dans son rapport aux choses et aux autres ». (p. 45). Les grandes questions de la politique ne peuvent donc être explorées résolues « que dans les termes de la politique ». La philosophie d’Aristote doit faciliter la résistance « à l’aura des experts ». (p. 46). La vie de la cité, « le politique » à distinguer de la politique, « n’est donc pas un domaine de la réalité sociale parmi d’autres mais sa substance même ». (p. 50). C’est face à cette réalité que le discours expert fragmente la relation des citoyens avec la cité. Le langage de l’expertocratie met à distance les citoyens qui se trouvent dépossédés des leviers pour orienter leurs décisions. Mathias Roux pose, à juste titre, la question de la légitimité de ce discours. Là où la vie publique requiert la compréhension des enjeux portés par le politique, le discours expert ne s’installe que par le recours au « langage neutre » de la technique et s’impose comme le « préalable nécessaire à l’obligation généralisée du diptyque du problème et des solutions sur lequel s’appuient désormais tous les partis politiques pour élaborer leur programme électoral ». (p. 51). La relation duelle (problème-solution) offre à l’expert l’opportunité de se réclamer de l’objectivité, disposition fondée sur l’usage « d’un savoir désincarné, exempt de tout parti pris idéologique ». (p. 53). Son discours sera fondé sur un lexique et une rhétorique qui ne proposent aucune prise partisane, accessible à une multitude de groupes. L’expertise est parée des oripeaux de la scientificité « qui aveugle à force d’émerveiller ». (p. 54). De plus, elle entretient la confusion entre le gouvernement des hommes et l’administration des choses. En ce sens, l’expertise réduit la capacité des citoyens à s’affirmer librement. L’idée de communauté, le souverain bien, défendue par Aristote passe à la trappe. L’expertise joue sur le malentendu, celui qui consiste à considérer la vie politique comme « la marche des institutions » ou « la chronique des stratégies partisanes de conquête du pouvoir ». (p. 58). Par son projet de résolution immédiate de toute question qui lui est soumise, l’expertise en prétendant « livrer le dernier mot » met de côté la délibération, c'est-à-dire la faculté à exercer « notre jugement et effectuer collectivement un choix ». (p. 63). Comme si le politique en attachant à ses pas l’ombre de l’expert voulait se prémunir du risque de l’échec. Or, rappelle l’auteur avec raison cette possibilité est liée à toute action qui résulte du choix entre plusieurs options. « Nous avons le choix mais jamais celui de ne pas choisir », note-t-il. C‘est l’exercice même de la participation au pouvoir qui est en question. Qui est le politique ? De quelle capacité tire-t-il sa légitimité ? Comment arbitre-t-il dès lors que le bon choix n’est pas forcément celui de la majorité ? Autant de questions éludées qui aujourd’hui facilitent l’installation de la société de l’expertise et, corollairement, de son outil faussement démocratique, le sondage institué comme instrument de pilotage de la conduite des affaires publiques. Ces techniques qui ne disent pas l’opinion mais la produisent « en fonction de biais particuliers, eux-mêmes dépendant le plus souvent d’une demande politique particulière ». (p. 69). Reprenant Bourdieu, l’auteur se plait à rappeler que l’opinion publique est une construction dont les médias sont les maitres d’œuvre. L’expert est en quelque sorte un média-dépendant. Sans l’assistance des groupes de presse, son influence s’effondre. Est-il toutefois en capacité d’aider le politique à accomplir des choix réfléchis ?
L’emprise des experts et la gestion administrative qui l’accompagne est-elle compatible avec l’extension de la démocratie politique ? Cette question, au cœur de la troisième partie de l’ouvrage, permet à l’auteur de mettre en avant deux orientations que le citoyen constate chaque jour. Il s’agit d’abord de considérer que la vie publique s’inscrit désormais dans un contexte de dépolitisation. En sollicitant la production d’expertises, les politiques se positionnent contre le peuple mais aussi contre le processus qui leur a permis d’accéder au pouvoir. Normal, mentionne Mathias Roux, « le peuple ne sait pas ». (p.77). La deuxième approche vise à montrer que l’expertise protège d’une certaine manière des dérives populaires. L’idée que les classes laborieuses sont des classes dangereuses traverse les siècles. La mise à distance des catégories populaires caractérise les sociétés dans lesquelles l’expertocratie s’épanouit. « Désormais, tout appel à destination de la volonté et de l’action populaire se voir disqualifier a priori comme populiste. Populaire = populisme = totalitarisme », note l’auteur (p. 78). Les cercles bien-pensants s’en donnent, par exemple, à cœur joie pour associer les thèses frontistes au discours de Mélenchon ou caricaturer toute thèse qui prend des libertés avec l'expertocratie officielle . L’expertise vise le consensus. En cela, sa visée disqualifie les formes traditionnelles de l’action politique. La politique devient l’apolitique. Elle emprunte alors le chemin du dépérissement.
L’approche de Mathias Roux centrée sur le champ politique, remet en cause, comme celle issue des travaux de sociologie relevant du champ de la santé publique, le primat d’une expertise purement scientifique qui serait déconnectée de toute interférence avec l’autorité politique. L’expert peut-il attester de son indépendance ? Le choix de l’expert ne préjuge-t-il pas de l’aboutissement de son travail ? Son indépendance est-elle avérée ? Pour le plus grand bien de la santé démocratique de la communauté des citoyens, l’expertise des experts mériterait d’être expertisée ! Dans son dernier ouvrage, Le bon gouvernement, (Le Seuil, 2015), Pierre Rosanvallon, prolonge l’exploration princeps de Mathias Roux. Il souligne la contradiction des régimes démocratiques d’aujourd’hui. La consécration par les urnes ne rend pas démocratiques les gouvernements car leur action «n’obéit pas à des règles de transparence, d’exercice de la responsabilité, de réactivité et d’écoute des citoyens clairement établies ». Prudence, les experts sont parmi nous !