Il s’agit d’un petit livre comme une invitation au voyage. Il en est peu aujourd’hui comme cela qui appellent à faire ses malles, même si ce n’est que pour quelques pas. Tant il est vrai qu’au final, dans Le Corbeau de Pierre, on voyage peu. Certes l’aventure, car il s’agit bien d’un récit d’aventure, commence au large des côtes irlandaises dans la Mer d’Ecosse, pour se terminer en Sicile, après une escale, presque obligée, à Venise.
Mais c’est surtout dans des bibliothèques enfumées par cigares et cigarettes, autour de tables chargées de victuailles parfumées, armés d’un verre de Marsala, que voyagent les personnages de ce court ouvrage. L’auteur, Marco Steiner, l’a voulu comme un hommage au père de Corto Maltese, le maître du roman en bandes dessinées, Hugo Pratt.
On voyage donc dans l’espace et dans le temps grâce aux histoires que racontent les commensaux : on suit le destin de la famille Chiaramonte, les errances des Chevaliers de Malte à travers la Méditerranée, le vol d’un faucon chasseur et de son double de pierre, clef d’un trésor légendaire.On voyage aussi dans son assiette. Un maître queux remarquable donnant le meilleur de lui-même pour faire retrouver aux papilles de ses hôtes les saveurs des garrigues siciliennes, les odeurs des côtes Lyciennes, la sensualité irrésistible des jeunes filles nourries à l’huile d’olive et au pain de son.La cuisine est portée au niveau de l’Alchimie, de l’œuvre au Noir, que seuls des initiés encapuchonnés, des frères maçons, ou des marins aux origines insulaires multiples peuvent comprendre et donc savourer. « Cannoli », pâtisseries bourrées de sucres et arrosées de coulis de figues de barbarie. Poulet à la sauce Cagliostro. « Arancini » farcis de ragù précautionneusement frits. Spaghetti à la boutargue de thon et jus de carottes. Et j’en passe !Corto Maltese n’est qu’un prétexte. Dans cette aventure de gentilshommes de fortune, il n’est qu’un second couteau, un personnage secondaire, un godelureau de 14 ans, qui ménage ses silence et porte en germe l’homme accompli aux yeux pers des Ethiopiques, de la Balade de la Mer salée, ou de Fable de Venise. Corto, selon l’auteur, incarne simplement « l’esprit du vrai voyage ».Et pourtant, l’ambiance est bien là. Ce mystère mâtiné de références littéraires ésotériques, ce trésor que l’on cherche pour mieux le perdre. Ces conversations profondes dont le sens premier s’allie au symbolisme profond pour atteindre le but d’un itinéraire spirituel et imaginaire.Comme le dit l’auteur du Commandant Kee, l’un des héros de ce livre et ami du père absent de Corto Maltese :
« Le marin était de plus en plus convaincu que tous ces gens étaient cinglés, ou entièrement à la merci des vapeurs d’opium ; mais les histoires qu’il avait entendues dans les ports où il s’était soûlé lui revenaient en mémoire, de banales histoires de navires et de bordels, de mutineries et de tempêtes, de mâts et d’os brisés. Le genre d’histoires qui se terminaient pour lui la tête effondrée sur la table, ou endormi devant la porte d’un pub, ou par une belle bagarre, ou dans le lit défait d’une femme dont il ignorait le nom et avait oublié le visage. Sauf que cette histoire-ci se mordait la queue, elle s’enfonçait dans le passé et dans les trous de la terre, dans les saveurs que Chiaromonte était capable de créer et dans les potions de Calder, et quelque chose l’attirait, une sorte de spirale de délire qui se faisait de plus en plus envoûtante ».Il est temps de larguer les amarres, une fois passée la tempête, et de quitter -- sans se retourner et équipé seulement de quelques vers rimbaldiens -- notre petit quotidien. Un simple petit voyage sans bagage.Marco Steiner, « Le Corbeau de Pierre, la jeunesse de Corto Maltese » Traduction de l'italien par Christophe MileschiEditions Denoël et d’ailleurs, première parution 2015, 206 pages