Alfred Dreyfus, une affaire polytechnicienne

Publié le 07 octobre 2015 par Allo C'Est Fini

L’affaire Dreyfus a suscité une littérature considérable, avec des approches nombreuses et variées. Les X s’y sont d’ailleurs essayé. Par exemple, Hubert Levy-Lambert (X1953) tente une analyse systématique, recensant l’exhaustivité des X dont le nom apparaît tout au long de l’affaire, tandis que d’Esclaibes (X1969) imagine ce qui ressemble bien à une théorie du complot (La Jaune et la Rouge numéro 501, janvier 1995). Néanmoins, ainsi qu’Alexandre Moatti le souligne, « le fait que Dreyfus ait été élève de Polytechnique reste un angle de vue à approfondir dans la perspective de l’ »Affaire » ».

Par Serge Delwasse (X1986) et Olivier Herz (X1979)

Trois temps dans ce billet :

  • Une analyse statistique du recrutement des Juifs à l’X entre 1830 et 1913.
  • L’impact de l’affaire sur les élèves et le choix de leur corps de sortie
  • L’affaire Dreyfus : complot antisémite de l’armée ou de l’artillerie ? analyse de la position des X étant intervenus dans « l’Affaire »

Les Juifs à l’X, 1830-1913

En vertu de l’article 56 de la loi « informatique et libertés, qui autorise le traitement de données concernant des personnes décédées depuis des lustres, nous avons entrepris de recenser les +/- 400 Juifs ayant intégré l’Ecole entre 1830 et 1913. La méthodologie est on ne peut plus simple : muni d’un bon accès internet à l’annuaire en ligne[1] et d’une bonne dose de courage, nous avons épluché les informations relatives à chaque élève (il y en a 15064…) : nom, prénoms, et en cas de doute prénoms des parents, nom de jeune fille de la mère – merci la fiche matricule – voire profession et domicile. Nous avons sans doute laissé quelques faux positifs et faux négatifs mais nous estimons que cette méthodologie est relativement fiable, et en tous cas beaucoup plus fiable qu’une telle analyse ne le serait de nos jours : à cette époque, les mariages mixtes étaient très peu courants, et les prénoms plus typés qu’aujourd’hui. C’était avant l’ère des Kevin et Brandon ! Nous avons d’ailleurs écarté ceux dont la judéité ne nous apparaissait pas certaine. Exit Eddie Vuibert ! Felix Perez avait sans doute utilisé une méthodologie similaire. N’ayant pas accès à sa base, nous avons refait le travail. Cela valait la peine, notamment parce que la conclusion est assez intéressante : contrairement à ce que d’aucuns auraient pu croire, l’affaire Dreyfus n’a eu aucun impact sur le recrutement des Juifs à l’X ! Le graphique ci-après montre bien que, si l’on trouve une légère baise du nombre de Juifs recrutés entre 1900 et 1903, cette chute est oubliée dès 1906. En lissant sur 10 ans, le pourcentage de juifs admis évolue même de façon croissante tout au long de la période.

« L’Affaire » à l’X

On le sait grâce à une lettre de Poincaré à sa mère : au début de la troisième République, les tensions entre républicains – issus des lycées publics, et catholiques –majoritairement les Postards, issus de l’école de la rue des Postes (aujourd’hui Lycée Sainte-Geneviève) étaient fortes. Il semblait donc naturel de penser que ce clivage allait trouver un terrain idéal pour se renforcer autour de la question de la culpabilité de Dreyfus.

Le Journal de la Caisse entre 1883 et 1895 – récemment offert à la Bibliothèque Centrale de l’X par notre camarade Debernardi (X1959) –  ne mentionne pas une seule fois le nom de notre camarade. Alfred était donc très probablement ce qu’on appelle de nos jours un « Neverseen ». Il n’est pas étonnant que ses seuls soutiens au sein de sa promotion, extrêmement rares, fussent ses amis proches.

L’année scolaire 1894-95, la dernière de ce journal, ne fait aucune mention de la condamnation par le Conseil de Guerre. Est-ce parce que « l’Affaire » ne prend une réelle ampleur qu’à partir du « J’accuse… ! », le 13 janvier 1898 ? L’Ecole est très proche des milieux militaires, il est probable que la trahison à l’époque avérée d’un ancien fût arrivée aux oreilles des élèves. Nous n’avons malheureusement pas la suite du Journal de Caisse. Les archives de l’Ecole ne sont pas très riches en ce qui concerne la vie des élèves jusqu’aux années 1970. Il faudrait peut-être chercher dans le registre des punitions… Notre sentiment nous pousse néanmoins à croire que la boîte Carva – qui ne s’appelait pas encore ainsi, Moïse Emmanuel Carvallo (1877) n’en prenant la direction des Etudes qu’en 1909 – n’a pas été affectée. Quand les X ont fait la grève en 1889, cela est paru dans la presse. Nous ne pouvons imaginer qu’une prise de position des uns ou des autres n’eut pas transpiré. Et puis, comme on va le voir, l’impact de « l’Affaire » sur le choix des corps de sortie est quasi-nul.

Il nous faut ici faire une parenthèse sur l’armée au XIXème siècle : A cette époque, l’Armée, c’était l’Armée de Terre, qui dépendait du Ministère de la Guerre. La Marine dépendait, elle, du ministère de la … Marine. Les Troupes de Marine, à l’origine rattachées à la Marine – comme aux Etats-Unis où le Corps des Marines dépend du Secrétaire à la Navy – ont ensuite été rattachées à l’Armée, prenant le nom de Troupes Coloniales. Si l’on oublie la Légion, un monde à part, et la Gendarmerie, qui n’a commencé à recruter ses officiers directement en sortie d’Ecole que dans les années 1970, il y avait donc 4 armes possibles : Infanterie, Cavalerie, Génie et Artillerie. Le recrutement dans l’Infanterie et la Cavalerie se faisait via Saint-Cyr, les X, quant à eux, ayant droit aux armes savantes, Génie et Artillerie, auxquelles s’ajoute l’Artillerie Coloniale après 1870. Pas encore de Train et de Matériel (rattachés à l’Artillerie), ni de Transmissions (issues du Génie au 20ème siècle), encore moins d’ALAT (Aviation Légère de l’Armée de Terre). Les auteurs rappellent ici que les officiers des autres corps militaires, ceux qui ont donné lieu, après moult fusions, aux corps des Ingénieurs de l’Armement et de Commissaire des Armées, ne sont pas officiers des Armes, mais des Services. L’épée de leur pucelle est pointée vers le bas, et non vers le haut. L’uniformologie n’est jamais très loin. Les corps civils qui s’offraient aux X étaient principalement les Mines, les Ponts, et les Tabacs (corps disparu avec la transformation du Seita en la Seita).

Nous avons donc regardé la proportion de Juifs,

1) choisissant un corps de l’Etat (vu le faible nombre de Juifs, nous avons lissé les chiffres sur 5 ans afin d’améliorer la visibilité)

2) choisissant un corps militaire parmi ceux ne démissionnant pas

3) choisissant l’Artillerie

NB : Il ne faut pas prêter attention à la grande volatilité des courbes relatives aux Juifs, qui s’explique tout naturellement par « la loi des petits nombres », pour mieux s’attacher à l’évolution dans la durée.

Vous commencez à entrapercevoir notre théorie : l’affaire Dreyfus n’est pas un complot antisémite de l’Armée, mais un complot antisémite de l’Artillerie…

L’analyse des courbes ci-dessus montre : Les Juifs, parfaitement assimilés, faisaient les mêmes choix de carrière que les autres :

  • « L’Affaire » a eu, entre 1894 et 1899 – ne pas oublier le décalage de deux ans entre le quantième de promo et le choix des corps -, un impact certain – mais limité si l’on compte en nombre et non en pourcentage – sur le taux de démissions, i.e. de non-choix d’un corps. Dès 1900, le taux revient à la normale. Les Juifs ne sont pas rancuniers.
  • A contrario, le lecteur attentif aura remarqué que parmi les officiers des Armes, l’Artillerie est délaissée, entre 1896 et 1906, au profit du Génie…

Les X pour, les X contre

A cet endroit de la démonstration, il est nécessaire de demander au lecteur de se rapporter au petit tableau ci-dessus pour comprendre la sociologie des 4 armes.

  • les armes dites « de mêlée », l’Infanterie et la Cavalerie, sont réservées, en recrutement direct, aux cyrards – dont, il faut le rappeler, les promotions étaient beaucoup plus nombreuses que celles de l’X – plus de 300 par an.
  • les armes dites « savantes », parce qu’on y faisait soit des maths – l’Artillerie- soit de la mécanique – le Génie, étaient, elles, réservées au X, qui étaient environ une centaine par an jusqu’en 1871. Après la défaite, et la reprise en main de l’armée par les républicains, reprise en mains qui a atteint son apogée avec la démission du Général André en 1904, le nombre des X augmente significativement jusqu’ à 200. Néanmoins, les chiffres sont éloquents. En 1888, il y avait (source Detaille) :
    • 144 régiments d’infanterie,
    • 89 de cavalerie, contre…
    • 38 d’artillerie,
    • 12 du génie.
  • Traditionnellement l’Artillerie et la Cavalerie, armes montées, sont l’apanage de l’aristocratie. Par exemple, sur les 106 X dont le nom comporte une particule qui ont choisi une carrière militaire entre 1848 et 1905, on compte 4 officiers de Marine, 1 ingénieur hydrographe, 6 GeuMeu (le Génie Maritime), 7 artilleurs coloniaux, 6 sapeurs et… 82 artilleurs !

En reprenant les vieux poncifs de la vieille France catholique, royaliste et antisémite, on pourrait donc s’attendre à trouver une différence de comportement entre les X sapeurs et les X artilleurs. Nous avons donc pris le tableau exhaustif des X établi par Hubert Lévy-Lambert, retenu les artilleurs, ôté les Juifs qui y sont mentionnés, ôté ceux qui sont considérés comme neutres du point de vue de « l’Affaire », et ça donne les graphes ci-après. A noter que, par convention, tous ceux qui ont aidé Dreyfus oupris position en sa faveur sont qualifiés de dreyfusards, ou de « pro- » quand bien même ils n’auraient été qu’honnêtes intellectuellement, puisque, nous le rappelons, Dreyfus était innocent

la même courbe, chez les sapeurs :

A noter ici que, après 1900, on commence à trouver des « bons » parmi les artilleurs, conséquence probable de la reprise en mains de l’armée par le Général André (lui même, vous l’aurez deviné, … artilleur)

Finalement, qui étaient les vrais « méchants » ?

Indubitablement, outre certains individus comme du Paty de Clam et Henry,

  • Les deux caissiers de la promo d’Alfred Dreyfus(1878), Beaufrère et Crozier, tous deux … artilleurs !, qui n’ont pas, semble-t-il, cherché à mobiliser leurs cocons pour défendre un cocon.
  • La grande majorité des généraux qui sont intervenus dans « l’Affaire », au nom du fameux honneur de l’armée, reconnaître son erreur étant perçu comme une preuve de faiblesse indéniable

cf supra : en 1904, on commence à trouver pas mal de généraux, X, et dreyfusards…

  • Les différents ministres de la guerre, au nom probablement de la raison d’Etat
  • Et la SAS, ancêtre de l’AX, qui, rappelons le, sans base légale, a omis Dreyfus de l’annuaire des anciens – annuaire qui avait, à l’époque où l’Ecole ne délivrait pas de diplôme, valeur officielle donnant le titre d’ancien élève – et l’a exclu de la liste de ses membres dès sa condamnation de 1894… C’est à notre connaissance, le seul cas, Bastien-Thiry, Bichelonne et quelques autres ayant toujours gardé leur place. L’occasion se présentera d’évoquer à nouveau dans une prochaine étude le rôle de l’AX et des influences réactionnaires qui ont pu s’y exercer.

Pour finir, nous allons, non pas tuer, mais au moins sérieusement écorner quelques légendes dites urbaines :

  • Dreyfus, premier Juif à l’Ecole de Guerre ? peut-être. Il faut néanmoins rappeler que cette dernière n’avait été créée en 1876. entre 1864 et 1877, seuls 44 juifs avaient opté pour un corps d’officier des Armes. Un sur 44, c’est peu, mais ça doit être assez proche du taux de sélection de l’époque pour entrer à l’ESG
  • Dreyfus, premier Juif à l’Etat-Major ? Peut-être. C’est quand même peu probable. Ce qui est certain c’est qu’il était le seul juif à cette époque.

Ce qui n’était donc probablement à l’origine qu’une cabale, née, au sein dans ce même Etat-Major, de l’antisémistisme de quelques officiers (Boisdeffre – fantassin, Paty de Clam – fantassin, Sandherr – chasseur, Henry – fantassin) a donc prospéré dans le petit milieu des officiers d’artillerie. L’esprit de corps et les convictions des uns et des autres ont fait le reste.

En 1907, Dreyfus après avoir été blanchi et réintégré dans son grade, a eu l’immense honneur d’être réintégré dans l’annuaire des anciens. Trente-quatre ans plus tard, en 1941, l’Ecole classera « bis » les Juifs, Juifs dont elle limitera le recrutement à 3%…


Remerciements

Les auteurs tiennent à exprimer leurs remerciements à Alexandre Moatti (X1978), qui, tout en ne partageant pas l’intégralité de leurs analyses, a eu la gentillesse de les guider dans leur réflexion et dans la rédaction de ce papier.

Ils doivent également beaucoup à Olivier Azzola, archiviste de l’Ecole, pour son aide précieuse.

Ils remercient également leurs relecteurs anonymes, EdCT, LF, JCD, HK et quelques autres.

Enfin, ils tiennent à rendre hommage à Hubert Levy-Lambert (X1953) sans lequel leur analyse n’aurait été que partielle.


Bibliographie

Outre l’Affaire, de Jean-Denis Bredin, qui fait référence, et les différents liens donnés dans le corps du texte, on pourra consulter :


Bonus

Yaelle Gorin, Xette 2008, a réalisé 4 panneaux, sous la direction d’Alexandre Moatti (X1978) et de la Sabix. Ils ont été accrochés début 2015 à l’X, bien en évidence, dans le sesqui menant du Grand Hall à la Scolarité.

[1] A noter que la Jaune et la Rouge en ligne vient à son tour, de mettre en ligne un annuaire de tous les anciens. Il faut ici souligner le travail colossal que fait son webmestre, Jean-Pierre Henry (X64), pour faire vivre les archives de l’AX et de la J&R.

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