The Question That Devours, 2012 © Beth Cavener
Il est parfois bien difficile de prendre sa plume, ou son clavier, pour s’exprimer à propos d’un travail qui a mis nos sens aux abois et entortillé un peu plus notre cervelle. Et si nos mots ne parvenaient pas à rendre justice à cette œuvre, si forte et profondément sensible? Par quel bout s’y prendre, faudrait-il utiliser une nouvelle fois des épithètes surannés, ayant perdu leur justesse à force d’usages frelatés? Et dans le même temps, comment se défaire de notre volonté de partager une chose capable de nous perturber autant ?
Je ne réussirai donc certainement pas à rendre l’hommage qu’il convient à l’artiste Beth Cavener, mais tenterai de vous transmettre mon admiration pour son talent manuel, mis au service d’une imagination débridée et d’un penchant maîtrisé pour l’humour noir.
La sculpture animalière s’est constituée en domaine indépendant dans le monde de l’art. Elle séduit presque immanquablement le public de par sa nature de zoo attachant, mais parvient rarement à être considérée comme digne, ou propre à exprimer des préoccupations nobles. Si Antoine-Louis Barye a su séduire le roi Louis Philippe ou si l’Ours de Pompon trône aujourd’hui au Musée d’Orsay, le genre souffre encore du regard condescendant que lui jette la figure humaine.
Seulement l’éponge n’a pas été jetée, et des personnalités telles que Beth Cavener parviennent à bousculer l’ordre établi en intégrant la sculpture animalière à des réflexions plus larges que le parallèle homme/bête et la célébration de la diversité de la nature.
Ainsi, l’aspect certainement le plus passionnant de l’art de Beth Cavener réside dans le fait que cette dernière ne cherche pas à exprimer une nature sauvage ou scientifique ; ayant pris le parti de déguiser l’humain en bête, elle n’hésite pas à avoir recours à l’exagération ou à la brusquerie pour réussir son effet, dépassant par là le propos encyclopédique ou la fable délicate. L’artiste ne documente pas : elle invente, et reflète ses propres peurs et obsessions sur ses créatures à poils et à longues oreilles – qui ne sont finalement qu’un moyen de faire passer son message, en jouant sur le fil de l’attraction-répulsion.
Tangled, 2013 © Beth Cavener
Souvent même, elle prête une pose d’odalisque, un nombril ou un sexe humain à son bestiaire. Au bout du compte, ni l’homme ni l’animal n’en ressortent glorifiés, les attributs de l’un rehaussant la candeur de l’autre. Plusieurs allusions à la religion catholique peuvent également être trouvées dans l’oeuvre : tout autant dans la scène du « Noli me tangere », de « L’Adoration » que de celle de « Des Graines disséminées parmi les épines », la figure christique se voit remplacée par une bête docile, calme et fragile, non sans une pointe de ridicule.
Bien sûr, le choix d’une incarnation animalière par Beth Cavener ne relève pas du hasard, et bien souvent la forme animale renforce le message porté : l’idée de quête soulignée par la chasse du carnassier, la notion de bonhommie par un rongeur rondelet et indolent, l’idée de fragile majesté par un félin imprudent. A cette première réussite formelle se joint une esthétique aérienne et raffinée, faite de courbes savamment agencées et de demi-tons en dégradés, parfois associés aux tatouages d’inspiration japonaise d’Alessandro Gallo.
Surtout, il est indéniable que Beth Cavener fait preuve d’une maîtrise technique exceptionnelle, qu’elle a su développer et perfectionner tout au long de sa carrière. Réalisés en argile, les membres qui peuplent son univers sont dans un premier temps longuement modelés, incisés et lissés, la terre étant régulièrement humidifiée pour garder sa plasticité. Sous la spatule de l’artiste, la glaise se gonfle aux gré de la topographie des fourrures, se prête aux envolées des pelages, serpente le long des musculatures galbées…
La sculptrice n’hésite pas non plus à avoir recours à des matériaux exogènes dans ses créations, le plus souvent des pièces d’antiquaires : ferronneries, éléments de machines, dentelles. Cette irruption du trivial et du tangible parmi le panthéon Cavenerien vient alors appuyer l’interpénétration du réel et du mystique, tout comme de l’homme et de l’animal.
Derrière ces peluches élégantes se cachent donc les pensées intimes d’une Beth profondément réfléchie, sombre, solitaire et questionnant le monde dans ses moindres aspects. Du fond ou de la forme, on ne sait lequel domine, chacun demeurant libre d’y voir douceur, humour, cruauté ou simple prouesse.
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Beth Cavener
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