(note de lecture) Sony Labou Tansi, "Poèmes", par Christian Désagulier

Par Florence Trocmé

 
Après La vie et demi, L'état honteux, L'anté-peuple, Les sept solitudes de Lorsa Lopez, Les yeux du volcan, Le Coup de vieux, Le commencement des douleurs, l'Autre Monde (posthume), titresqui s'échelonnent de 1979 à 1997, titres de ce qui sont autant de romans-mondes à la terre d'eau, d'œils en bouche, de langue rusée jusqu'à la moelle, à sue d'absurdités mais pas tant puisque rire aux rires et pleurer de peur, qui sont autant de tue l'amour et d'aime la mort, à raidir le pénis des déterrés, à dilater vulves à deltas pour y renaître de la copulation des morts avec les vivants, lesquels n'oublient pas de manger et de boire aux "foutoirs honteux" que seraient les Congo.. 
 
Il / était/ kaki / le petit village / au / bord du fleuve / et / ses / maisons sombres / comme / des / tombes / Il / sentait le cabri / et / la chèvre / Le vieux baobab / patronnait / le / rêve / jaune des orangers / tout / le / langage / était d'herbe / et / la / parole / était incorrigiblement / verte / dans la bouche / des / lézards - /l'eau lourde / perçait / les / cailloux / Elle savait / demeurer / au / passage / Et le vieillard / en / y / penchant sa soif / buvait / l'insaisissable / circuit / des / songes / Il / était / kaki / le / fleuve / / comme un volontaire en uniforme - / sur / son / dos humecté de ciel / les / pirogues / semblaient / des / reproches / bêtes / comme / la / vie - / Et sur l'autre / rive / la / matière agressive / du / rêve / agressait /les chants / la / peuplade / des / ponces / La craie / montrait / ses dents / os et des gens / paisibles / marchant / dans / le / blanc des sientiers / sous le toujours même / le jaune / jaun du/e /   soleil - 
(« L'acte de respirer », Poème 7) 
 
Après les romans dont les titres sont les seuls vers que Sony Labou Tansi soit vraiment jamais parvenu à publier de son vivant, écrits les "jours de viande", voici que paraît la somme de ses poèmes en recueils confectionnés sur cahiers d'écolier (1), dont les titres seraient paradoxalement davantage ceux de romans - de romans noirs ? - L'acte de respirer (l'acte de respirer..), La peur de crever la vie (.. de crever la vie, la peur..), Déjà j'ai habité tous ces mots (.. habité.. tous ces mots..), La vie privée de Satan ( .. de Satan !), Vers au vinaigre (vers dont on ne sait s'il s'agit de vers ou de vers..), Vivre plus loin que jadis, L'Autre rive du pain quotidien, 930 mots dans un aquarium, Équateurs alcoolisés juste avant qu'il n'enjambe Le quatrième côté du triangle, voici qu'un bloc blanc de calcaire à cérithes aux vrillants poèmes est posé sur la table (2)..
  
Pourquoi les romans, plutôt que les poèmes qui les nourrissent, ont-ils pu s'essorer des cahiers du poète ? Et les dénégations de Sony Labou Tansi sont aussi pour se consoler de dire vrai : "En fait ce qui compte ce n'est pas le genre mais les choses que l'on a à dire." Daniel Delas risque un début de réponse en avant-propos, quant à l'inaboutissement de la poésie de Tansi qui aurait repoussé l'éditeur des romans : « ... quant aux écrivains africains francophones, leurs manuscrits ont fréquemment été détruits par le climat ou par des troubles divers... Car ce que nous disent entre autres choses les deux versions de L'acte de respirer, c'est que l'écrivain africain qui vit les affres de l'Afrique en Afrique, écrit dans l'urgence, parce qu'il vit dans l'urgence, le transitoire, le sursis. Il n'a ni le temps ni l'envie de corriger minutieusement, en soupesant goutte à goutte chaque mot, chaque son de chaque mot, chaque écho de chaque son de chaque mot ...". Et pourtant, nulle poésie plus revue et récrite, recueils recomposés que celle et ceux de Sony Labou Tansi, entêtement (c'est un mot tansien) dont il faut prendre de la graine, comme en témoigne cette édition diplomatique.. 
 
Parce qu'aux flots des poèmes de Tansi s'entraînent à gros bouillons d'yeux, dents, langues en lamelles, lobes d'oreilles et bouts de seins, jambes et bras entortillés dans l'huile de palme : hure-poèmes..
 
À cet égard, pourquoi Sony Labou Tansi révérait-il tant la poésie de Tschicaya U Tam'si, au-delà du respect dû à l'aîné, de l'amitié entre pays, jusqu'à prendre le nom de plume de Tansi pour Tam'si, "celui qui parle pour son pays", parle pour l'autre le même ?  
 
Chez Tam'si, que la critique surnomma rapidement le Rimbaud africain à la parution de Le mauvais sang (3), on reconnait le classicisme rebelle et douloureux de langue apprise, implicite comme il en est de la plupart des écrivains africains francophones à partir du trièdre de référence L.S. Senghor, A. Césaire et L.G. Damas - une langue mordue d'handicaps, celui de se faire un nom à côté de son père Jean-Félix Tchicaya, député d'Afrique Équatoriale Française au parlement et le handicap d'une boiterie d'enfant à dépasser, boiterie rimbaldienne.. Les poèmes de Tam'si, s'ils se posent là, délivrent une tension relevant d'une ipséité exacerbée autrement native que celle qui règne entre la prise de terre et les romans et poèmes de Tansi, dont la très haute tension d'électrocution - d'électro-locution - caractérise la génialité aux câbles cigalants de langue vécue avec et contre elle, alternative, explicite (4).. 
 
Que l'écrivain est davantage écrit qu'il croit écrire, qu'il n'est jamais que l'interprète d'une langue aux tréteaux du monde où le poète de poèmes endosse la peau de son propre personnage et l'histoire qu'il ne raconte pas, c'est notre vie : Tansi, auteur de romans, de théâtre comme de poèmes le sait..
 
Aujourd'hui le poète sait que le poème est le dernier placer où gît la poésie, en de si faibles concentrations qu'il faut désormais faire bouger des tonnes de mots pour en extraire une once. Venant après les grands anciens dont la lecture des poèmes, qui furent séparés de la prose au mercure paradoxal à la synecdoque mêlé de poudre d'amandes cyanurées, comble nos oreilles. Le poète sait aussi que la bibliothèque est pleine de lingots de livres à relire jusqu'à la fin du déluge auquel son poème, dans le meilleur des cas, servira de marque-page (5)..
 
Il y a aussi que s'agissant des romans équatoriaux de Sony Labou Tansi, aux proliférations personnifères, les faiseurs de pleurs et de beau temps que sont les éditeurs institutionnels, ceux qui vous accordent ou pas un laissez-passer aux barrières de contrôle de la place publique, auront été réticents à brouiller la catégorie où l'on a intérêt à confiner le poète, pour empêcher que les lecteurs se trompent et pour vendre du livre comme il se doit.. 
 
Poèmes qui poussent comme lianes sont des arbres qui marchent, se hissent aux forêts primaires scarifiés à la tronçonneuse et reculent comme celle de Macbeth avance, vous plantent aux rêves de Congo, vous plantent Pointe noire dans la tête, aux rives d'un fleuve aux courants pas possibles de ne pas y être brinqueballé, sucé, rigolé par tous les ocres, renvoyé pour solde de toute incompréhension aux quatre diables et à tous les dieux d’Afrique.. 
 
Comment donc / Vous n'avez pas vu / La saison dans nos yeux / La boue dans nos cœurs / Le sel dans nos morals - / des fleuves d'oppression / Dans la cuvette du Congo / Des jungles de honte - / Qui ne connaît pas / La régions des Grands Lacs d'opprobre / D'opprobre / Ces Gange de gloire / Qui se jettent en France / Sourcent chez moi // Qui n'a pas vu / Des vallées de mensonges / Des déserts d'initiation à la honte / Où mon peuple de foudre / Marche pieds nus - // ... // La bière des mensonges chromosomes mise en bouteille / A Genève A New York - à l'O.N.U. - / Notre pain quotidien crucifié / Dans les archives des Nations Unies / Vous n'avez pas vu / La greffe de personnalité / Le Prix Nobel de la mendicité / Les poubelles où pissent / Vos gratte-ciel / Vos métros / Vos citadelles / Vos marchés pommés / Vous n'avez pas vu / La nausée fleurie / La fleur rouge du servage / Nos drapeaux criant aux nerfs / De votre moral vos drapeaux / Aux nerfs de votre sang sourd-muet // ... // Les poètes en cage / Nourris du riz lait des honneurs / Made in France d'Avril - / Le répiquage des Noirs / Et vous voulez vraiment que je vous dise / Que je joue à saute-moral / Que je me commercialise / Le cœur au prix d'un litre / De pétrole - Jamais / Non - / J'implore notre destinée de droit divin / A devenir cendre ou fumier / Notre droit sacré à la chair de poule / A la typhoïde / Au culte des drapeaux / Au moral importé / A la honte reconnue par l'O.N.U. - / J'implore notre grandeur de lombric - / Nous sommes l/des associés du Lombric. 
(« Le poète en panne », Vers à vapeur) 
 
Christian Désagulier 

Sony Labou Tansi, Poèmes, Édition critique, Claire Riffard et Nicolas Martin-Granel, en collaboration avec Céline Gahungu, CNRS Editions - Coll. Planète libre
 
 
1. Cahiers manuscrits qui peuvent être consultés à la Bibliothèque Francophone Multimédia de Limoges : http://sonylaboutansi.bm-limoges.fr/, site où l'on peut lire le très beau texte d'introduction de Bernard Magnier  
2. Dont on déplore que manque l'indispensable appareil biobibliographique à l'édition diplomatiquement correcte qui permettrait d'en situer historiquement le surgissement, dire les temps des pistes cahotiques des Indépendances congolaises.. 
3. Voir J'étais nu pour le premier baiser de ma mère, Œuvres complètes, I, Editions Gallimard, 2013 

4. Comme on espère qu'un jour sortira enfin de la forêt un Mallarmé africain - des Victor Hugo, il y en a - qui, pour se dire greffera du français et pas l'inverse - Histoire oblige - dans sa langue maternelle bantou, à l'inouï et déstabilisante grammaire, comme fit timidement Stéphane avec l'anglais, renouant avec Chaucer.. 
5. Et plus prosaïquement, l'auteur de poèmes sait bien qu'il y a davantage d'auteurs que de lecteurs de poèmes - souvent ce sont les mêmes - et davantage encore de lecteurs que d'acheteur de poèmes - chose que le passage subrepticement manifeste à l'ère du numérique a entériné, pour le meilleur et pour le pire - tandis que les romans..