Dans les années 1940, Agatha Christie avait prévu de tirer
le rideau sur Hercule Poirot, son célèbre détective belge, son personnage
fétiche, dans un dernier volume d’ailleurs intitulé, en version originale, Curtain – Hercule Poirot quitte la scène en traduction. Une sorte de
testament dont la publication a été retardée jusqu’en 1975, quelques mois avant
la mort de la romancière. Il aura fallu près de quarante ans pour qu’une autre
écrivaine, Sophie Hannah, s’empare du brillant moustachu et de ses
caractéristiques avec une enquête inédite, Meurtresen majuscules.
Hercule Poirot quitte
la scène fermait la boucle à un double titre : Poirot y meurt au terme
d’une dernière enquête située sur les lieux de la première, La mystérieuse affaire de Styles. La
maison où séjourne le héros, avec son ami le capitaine Hastings, semble avoir
gardé la mémoire du crime passé. D’où une atmosphère lugubre aggravée par la
certitude de Poirot : un nouveau meurtre va être commis en cet endroit.
Agatha Christie soigne les fausses pistes, balade Hastings sur celles-ci tandis
que Poirot refuse de fournir les éléments en sa possession à un assistant
devenu ses yeux et ses oreilles. Au contraire du détective, cloué dans un
fauteuil roulant par l’arthrite, Hastings se déplace aisément. Mais Poirot ne
lui fait pas confiance quand il s’agit de masquer ses sentiments. Et les
petites cellules grises de son ami ne semblent pas travailler aussi bien que
les siennes.
Sophie Hannah respecte les codes mis en place par Agatha
Christie. Les petites cellules grises s’agitent, les légendaires moustaches
sont en place, l’élégance aussi et Hercule Poirot tient à préciser ses origines
belges – surtout quand on le croit Français. On ne touche pas à un monument,
c’est à peine si on peut y glisser un détail qui passera inaperçu dans
l’ensemble.
En 1929, alors que Poirot aspire à du repos, les habitudes
qu’il a prises dans un café-restaurant où il goûte les talents d’observation
d’une serveuse l’amènent à rencontrer une femme affolée. Jennie est traquée et
se confie au détective de manière sibylline. L’enquêteur en devine assez pour
comprendre qu’elle est vraiment en danger et que le triple meurtre de l’Hôtel
Bloxham, découvert le même soir, est directement lié à l’histoire de Jennie.
Le narrateur n’est pas Hastings mais Catchpool, un enquêteur
de Scotland Yard. Il est, lui aussi, le faire-valoir d’un personnage central
qui aime faire remarquer sa supériorité intellectuelle : « apparemment en Belgique,
l’autosatisfaction n’est pas jugée inconvenante », se dit Catchpool à
un des nombreux moments où la suffisance de Poirot devient irritante.
Le succès international d’Hercule Poirot, que Sophie Hannah
espère prolonger, n’est pas seulement dû à ses caractéristiques physiques et à
ses tics psychologiques. Le soin avec lequel l’affaire est installée, avec ses
facettes brillantes et trompeuses, avec sa vérité profondément enfouie, a fait
de la série un modèle du roman policier à énigme. Pour résoudre le mystère de Meurtres en majuscules, il faudra passer
par autant d’hypothèses qu’en élaborait la reine du crime.
Sophie Hannah, 43 ans, était loin de connaître la notoriété
d’Agatha Christie. Mais, avant de prendre sa succession, elle n’était pas non
plus une inconnue. Elle avait écrit pour les jeunes, publié de la poésie et
signé une douzaine de romans publiés, pour certains d’entre eux, et selon son
site personnel, dans 27 pays. Des thrillers, pour l’essentiel, dont trois ont
été traduits en français chez Calmann-Lévy et réédités au Livre de poche :
Pas de berceuse pour Fanny, La proie idéale et Les monstres de Sally.
Avant Sophie Hannah, la première à proposer une enquête
inédite d’Hercule Poirot, Charles Osborne avait transformé en roman la seule
pièce de théâtre mettant le détective en scène. Un travail d’adaptation – de
« novélisation », comme on dit vilainement – très éloigné d’une
création originale. Il fallait de l’audace pour oser se frotter à un personnage
devenu un véritable mythe. La romancière affirme, on la croit volontiers,
qu’elle a toujours été fan d’Agatha Christie – à qui elle dédie d’ailleurs Meurtres en majuscules. Il en fallait
cependant un peu plus pour convaincre Mathew Prichard, petit-fils d’Agatha
Christie, de donner une autorisation qu’il avait toujours refusée.
L’enthousiasme de Sophie Hannah et la trame qu’elle avait
imaginée l’ont séduit. Peut-être aussi la perspective du passage dans le
domaine public, certes encore lointain (Agatha Christie est morte en 1976),
mais que la réapparition d’Hercule Poirot l’année dernière retardera, au moins
pour le personnage du détective.