C’est en 1869, soit un an avant l’effondrement du Second Empire, qu’Offenbach fait représenter Les Brigands, son dernier opéra-bouffe. C’est une œuvre aussi alerte, aussi fine, aussi éblouissante que les précédentes. Mais elle se charge d’un redoutable sens quand on songe aux célèbres carabiniers qui sont toujours en retard et qui passent avec leurs immenses bottes ridicules, en se plaignant d’arriver toujours trop tard, à la grande joie du public parisien. Ce sont sans doute les personnages les plus célèbres des Brigands. Un an plus tard, résonnera dans Paris les bottes des troupes prussiennes et l’heure ne sera plus à la plaisanterie…
A l’heure où il compose cette œuvre, Offenbach est au sommet de sa gloire. Tous ses ouvrages précédents ont été des triomphes absolus qui n’épargnent personne : la Cour, les bourgeois, l’armée, le clergé, les touristes étrangers, ceux qui passent leur temps à faire la fête, chacun en prend pour son grade –si j’ose dire. Et la musique est toujours aussi légère, désinvolte, bondissante, avec parfois quelques éclairs de mélancolie et de tendresse qui permettent à l’ensemble de trouver un équilibre entre ironie mordante et sentiment.
Cependant, Offenbach est désireux d’améliorer son style en allant dans deux directions différentes : d’abord en accentuant le côté mélancolique (La Périchole, Fantasio et surtout Les Contes d’Hoffmann) ; On trouve assez peu d’éléments de ce genre dans Les Brigands, à part l’air de Fiorella au second acte et les couplets du Prince au troisième acte. Par contre, l’autre direction est nettement plus marquée. « Offenbach écrit du théâtre musical ; la succession de petits couplets que lui suggèrent ses librettistes lui déplait profondément : « les pièces de théâtre ne vivent que par les situations » a-t-il déjà dit à Halévy en 1864. Même refrain en 1869 : « Je demande des situations à mettre en musique » écrit-il et il ajoute : « le public se fatigue des petits refrains. » Les Brigands contiennent dès lors quantité de scènes d’ensemble. » (1)
Cela dit, nos brigands sont des brigands d’opéra-comique ; ils n’ont rien à voir avec ceux de Schiller, par exemple. De bout en bout, l’œuvre est une « grandiose bouffonnerie » (1) qui met en scène de prétendus brigands qui ressemblent fortement à des financiers ou des hommes politiques. En ces dernières années du Second Empire, des scandales financiers ébranlent la France ; lorsque Fiorella demande à ce qu’on lui raconte une histoire de voleurs, le vieux Pietro lui répond par une seule phrase « il y avait une fois un grand financier ». Quant au caissier véreux du troisième acte, il craint que le diplomate avec qui il doit traiter soit « un honnête homme » auquel cas il serait perdu ; heureusement pour lui, ledit diplomate est aussi véreux que lui…
L’impératrice Eugénie est aussi directement visée dans cette œuvre. Elle est espagnole et la Cour favorise ses compatriotes. Déjà, La Périchole mettait en avant ces traitements de faveur avec « il grandira car il est espagnol » ; dans Les Brigands, le Comte de Gloria Cassis recommande, dans ses inénarrables couplets, à la Princesse de Grenade, de donner « tout l’argent de Mantoue et tous les emplois importants aux gens de son ancien pays ». Le Prince de Mantoue lui-même est plus occupé de femmes que de problèmes de gouvernement. Le cynisme règne donc de partout. Quant à un militaire, être « bel homme » lui suffit ; il n’a pas besoin d’être intelligent. On retrouve ici les critiques féroces adressées par le compositeur et ses librettistes à l’armée française dans La Grande Duchesse de Gérolstein, critiques qui allaient se révéler totalement vraies un an plus tard, avec le désastre de Sedan, imputé entre autre au manque de préparation de l’armée française. « Les brigands révèlent admirablement la confusion qui régnait partout, dans l’administration, l’armée et les esprits. » (1)
Offenbach, à travers ses ouvrages, a offert à la société de son temps un miroir impitoyable pour qu’elle s’amuse d’elle-même et rie de ses propres défauts. Y a-t-il pour autant intention didactique derrière la pitrerie, désir de changer cette société en lui faisant prendre conscience de ses tares ? Difficiles de l’imaginer. Offenbach n’est pas Voltaire. Mais Les Brigands sont une œuvre très moderne, car ce dont s’est moqué Offenbach en son temps existe toujours. La cupidité, la lâcheté, l’esprit de prévarication sont encore bien présents de nos jours. Heureusement on trouve aussi dans cet opéra-bouffe des sentiments nobles, de l’amour et d’autres qualités morales.
La musique elle-même n’est pas exempte de satire. Pour incarner le chef des brigands, on s’attendrait à trouver une basse caverneuse, aux redoutables accents ; rien de tout cela, car le rôle est attribué à un ténor et cela donne au personnage une gaieté et une jeunesse absente à priori de ce type de rôle. De même, le rôle du fermier Fragoletto est un travesti et c’est une soprano ou une mezzo-soprano qui le tient ; la créatrice de Fragoletto n’était d’ailleurs personne d’autre que Zulma Bouffar, « protégée » d’Offenbach.
Ce qui permet d’affirmer que finalement, le déguisement est roi dans les Brigands. Tous les personnages sont déguisés ; les brigands changent quatre fois de « rôle » ; personne n’est ce qu’il prétend être : le ministre de Mantoue est un brigand ; les grands d’Espagne n’en sont pas ; Le nom du chef des bandits, Falsacappa, contient également cette idée de « faux ». La musique elle-même parait déguisée car sur les paroles les plus cocasses et ridicules, elle apparaît comme fondamentalement classique et sérieuse, voire savante.
« Les Brigands, et c’est injuste, ont suivi de plus loin la fortune des « grands » Offenbach. La raison principale réside sans doute dans leur présentation à quelque mois du cataclysme de Sedan. Ils méritent la popularité des autres, tant pour leur livret corrosif, que pour les multiples trouvailles que recèle partition. »
(1) Robert Pourvoyeur, livret de présentation de l’enregistrement intégral des Brigands.
ARGUMENT
ACTE I – Dans la montagne. Rien ne va plus dans la bande à Falsacappa : les affaires vont mal, les brigands sont mécontents et leur chef a quelques soucis, notamment au sujet de sa fille Fiorella qui se met à avoir des scrupules et se montre réticente à dépouiller les voyageurs. Son père se demande si elle ne serait pas amoureuse de Fragoletto, jeune fermier récemment dévalisé par eux. Arrive justement le jeune homme, amoureux de Fiorella et désireux de s’engager dans la bande. On l’emmène pour le mettre à l’épreuve et Fiorella, restée seule, laisse échapper un riche voyageur. La bande revient. Fragoletto a fait prisonnier un courrier de cabinet sur lequel on trouve le portrait de la Princesse de Grenade qui doit épouser le Duc de Mantoue, tandis que le solde de la dette de Mantoue à Grenade qui s’élève à trois millions sera versé à celui qui accompagnera la Princesse. Immédiatement, Falsacappa voit le bon coup à faire ; il substitue le portrait de sa fille à celui de la Princesse puis organise des réjouissances, troublées par le passage des carabiniers cherchant les brigands mais arrivant toujours trop tard pour les arrêter.
ACTE II – L’auberge « Aux frontières naturelles », à la limite entre Mantoue et Grenade (ne surtout pas chercher de logique géographique). Les brigands prennent la place des aubergistes pour accueillir le baron de Campo-Tasso et le capitaine des carabiniers venus de Mantoue pour accueillir la Princesse. Les brigands les enferment et prennent leurs habits. Arrive l’ambassade d’Espagne formée de la Princesse, de son page qui ne la quitte jamais et du comte Gloria-Cassis. C’est le moment pour ce dernier de faire ses recommandations à la princesse dans des couplets absolument délirants de cocasserie. Puis les Espagnols sont dépouillés de leurs habits, enfermés également et les brigands déguisés cette fois en ambassade de Grenade, partent pour Mantoue chercher les trois millions.
ACTE III – La Palais du duc. Ce dernier profite de ses derniers instants de célibataire pour faire la fête avec des femmes légères. Son caissier Antonio sue sang et eau car il a mangé les trois millions avec les mêmes petites femmes légères. Confronté à Falsacappa déguisé en grand d’Espagne, il tente de corrompre l’honnête brigand. Indigné, celui-ci le saisit à la gorge mais arrivent les vrais espagnols qui se sont libérés. Fiorella reconnait dans le prince son voyageur du premier acte et obtient ainsi le pardon des brigands. Tout est bien qui finit bien –mais sans les trois millions…
VIDEOS :
Les six extraits présentés sont tirés de l’enregistrement intégral des Brigands réalisé en 1988 suite aux représentations données à l’Opéra de Lyon. Orchestre et chœurs de l’Opéra de Lyon sous la direction de John Eliot Gardiner.
1 – Acte I, entrée de Fiorella.
2 – Acte I – Extrait du final
3 – Acte II – Duo du notaire (Fiorella, Fragoletto)
4 – Acte II – Couplets de Gloria-Cassis
5 – Acte II – Air de Fiorella
6 – Acte III – Couplets du caissier.