Vers l’autre rive, de Kiyoshi Kurosawa

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 4,5/5 

Des récits de fantômes et de revenants, l’histoire du cinéma en a connu pléthore, et en particulier le cinéma japonais. Kiyoshi Kurosawa n’en est lui-même pas à sa première évocation de ces retours intempestifs qui brouillent les frontières entre le réel et le virtuel, le monde des vivants et celui des morts. Malgré la récurrence du sujet, dans le cinéma en général et dans son cinéma en particulier, Kurosawa nous surprend encore en sachant en proposer, avec Vers l’autre rive, une nouvelle variation, où les morts apparaissent et disparaissent selon une démarche formelle sobre et poignante.

© Version Originale : Condor

Mizuki reçoit la visite de son époux, Yusuke, mort en mer trois ans plus tôt. Il l’invite à revenir avec lui dans les endroits où il a passé ces trois années, à la rencontre de ceux, vivants ou morts, qui l’ont accueilli.

Avant même que n’apparaisse le titre, le film a le temps d’exposer son postulat narratif et formel. D’entrée de jeu, la musique – le piano – accompagnera le récit et décidera de son rythme : un tempo posé, calme, qui prend son temps, justement. Quant à l’irruption du surnaturel – le mort rentrant à la maison –, elle ne bénéficie pas d’une mise en scène tape-à-l’oeil et grandiloquente, au contraire. Le fantôme est bien en chair, et même trivial, lui qui oublie à plusieurs reprises d’ôter ses chaussures dans la maison. Durant tout le film, ce seront ainsi de petits effets de montage (les coupes, les raccords) qui, loin de chercher à nous faire sursauter, imposent la présence (ou la disparition) étrange et pourtant vite acceptée de ce disparu dont on ne peut savoir qu’il est mort. Sobriété des effets et incarnation physique du fantôme donc, pour un sujet pourtant volontiers drapé de numérique dans la plupart des productions actuelles (numérique que ne refuse d’ailleurs pas systématiquement Kurosawa, comme on a pu le voir dans Real).

L’intérêt de Vers l’autre rive se joue bien dans ce décalage entre l’humilité de ses effets et un sujet généralement abordé sous le seul angle de l’épouvante ou, du moins, selon les principes d’une inadéquation radicale entre les vivants et les morts. Ici, la mort hante tout le monde, les vivants et les morts-déjà-morts attendant leur fin « définitive » après laquelle leur monde pourra s’effondrer (formidable séquence chez le vieil homme passionné de fleurs).

© Version Originale : Condor

Le récit – adapté, comme Real déjà, d’un roman – ne cherche pas tant à opposer le monde des vivants et celui des morts qu’à explorer le rapport nécessairement douloureux que tous éprouvent face à la question de la finitude. Ce face-à-face entre la vie et la mort, incarné par le couple, interroge la possibilité de « bien » finir sa vie, et ce en brouillant les repères habituels. Road movie d’un couple séparé trop tôt et sans réponse, le film opère un voyage à travers des paysages de bourgades et de rizières, lieux de seuil : la rive d’un fleuve, une cascade abritant un « passage » vers l’au-delà.

Mais ce voyage qu’opère Mizuki et Yusuke afin de rebâtir leur couple et de le mieux achever est surtout temporel. Porté par des mouvements de caméra fluides mais peu démonstratifs et des coupes franches parfois surprenantes par la rupture audacieuse qu’elles imposent au rythme tranquille du film, le parcours des personnages les ramène dans « les endroits merveilleux » mais bien réels où vécut le mort au « début » de sa mort. Mais Kurosawa aime brouiller les frontières : ce retour sur les traces d’un « passé » impossible ne serait-il qu’un rêve comme le laissent suggérer quelques séquences qui voient Mizuki se réveiller ? Mais quel genre de rêve faut-il faire pour n’en sortir qu’après que les plantes sont mortes de manque d’arrosage ? En vérité, la désignation d’une part « réelle » et d’une autre « rêvée » importe peu : seule compte la force du lien qui unit les deux époux, soucieux de pouvoir rattraper le temps, tout en le sachant limité.

© Version Originale : Condor

Limité, certes, mais avec une promesse de retrouvailles, de l’autre côté de la rive, de l’autre côté du montage cut qui fait disparaître Yusuke en un claquement de doigt. Si la mort a séparé le couple, le cinéma de Kurosawa, lui, sait qu’un récit intempestif peut tordre le coup aux catégories temporelles, et qu’un mouvement de caméra, le long d’une salle de classe attentive à une leçon hautement symbolique sur la jeunesse de l’univers, peut permettre de réunir les amoureux : un plan qui, les isolant, les tire hors du temps, et hors de la mort.

Alice Letoulat

Film en salles depuis le 30 septembre 2015