Le Club Innovation Culture (CLIC) l’affirmait à l’issue de ses Rencontres Nationales Culture & Innovation(s) :
L’analyse des 250 articles publiés sur le site du Clic France en 2014 fait ressortir «Expérience» comme mots clé (en) 2014. Symbole d’une visite qui évolue et qui transforme le visiteur en visit-acteur.
La visite d’un musée ou d’un lieu de patrimoine ne peut ainsi plus se résumer à un parcours passif mais doit devenir une expérience, pendant laquelle le visiteur devient acteur. Une nouvelle forme d’expérience, durant laquelle le visiteur interagit avec le lieu, avec ses collections, avec ses expositions et avec les autres visiteurs.
Plus récemment, Audrey Gouimenou, en conclusion de « Communicating the Museum », plaçait le terme « expérience » en bonne position dans son cahier des tendances pour la communication muséale en 2015.
On peut aussi citer le cas dans le domaine de la musique. La vente des supports physiques baisse avec la dématérialisation de la musique. Mais le public fréquente en masse les concerts et festivals de musiques actuelles privilégiant « l’expérience live ».
Le public semble donc chercher une expérience. Il veut la vivre pleinement. Il veut, pour un moment, se désengager de son quotidien.
Au delà de ce premier constat, comment peut-on définir et appréhender ce terme d’expérience culturelle ? Comment le visiteur l’aborde-t-il ? Et quel impact cette expérience a sur la satisfaction du consommateur culturel ?
Qu’est ce qu’une expérience culturelle?
Jean-Marie Schaeffer, dans son ouvrage L’expérience esthétique, prend comme hypothèse de travail cette définition :
une expérience humaine de base, précisément une expérience attentionnelle explorant nos ressources cognitives et émotives, mais les infléchissant d’une manière caractéristique. Celle-ci se réalise sous la forme d’un vécu cognitif et affectif.
Cette expérience esthétique, culturelle, est aussi décrite comme « de rupture ». Elle a la capacité à opérer une rupture dans notre vie cognitive, émotionnelle. Le public culturel est donc à la recherche d’un moment qui lui fait oublier son quotidien. C’est avant tout une recherche hédonique : le comportement du public est impacté et veut être impacté par des aspects multisensoriels, émotionnels, imaginaires.
Dans une expérience culturelle (visite, concert, spectacle…), le public a le sentiment d’être acteur. Il n’est pas uniquement là pour « consommer », il est à la recherche de sens. Son expérience va s’accompagner de réactions émotionnelles (avant, pendant et après l’expérience). Ce sont elles qui vont orienter la satisfaction. Ces caractéristiques influençant l’expérience vécue sont, de fait, propres à chaque consommateur culturel (intrapersonnelles). Ce qui permet d’expliquer les différences de comportement et d’appréciation au niveau du public.
http://www.shutterstock.com/gallery-404404p1.html
Une expérience à laquelle le public veut donner du sens
Le public est à la recherche de sens, d’un sens qu’il va donner à son expérience culturelle.
Une expérience, nous l’avons vu, met en jeu des dimensions multi-sensorielles. La perception de l’expérience va donc être liée à la personne qui la vit. Elle se fonde, ainsi, sur des caractéristiques intra-personnelles (propres à chaque individu). Ces caractéristiques peuvent permettre d’expliquer des comportements différents et peuvent être décrites de la façon suivante (Dominique Bourgeon Renault, Marketing de l’Art et de la Culture) :
– L’implication dans la manifestation culturelle : la rencontre avec une oeuvre peut susciter une implication différente. Au niveau de l’intensité (de faible à forte) mais aussi dans la nature de cette implication (cognitive ou affective).
– La recherche de stimulation : il s’agit de déterminer (ou non) l’attirance de l’individu pour la nouveauté. Plus le niveau de stimulation est fort et plus le sujet préfère les nouvelles expériences, la recherche de variétés voire la « prise de risque ».
– L’orientation visuelle / verbale de l’individu : la réaction aux stimuli d’une oeuvre engendre deux types de tendances. La première tendance favoriserait une vision globale de l’oeuvre quand l’autre tendance favoriserait une attention plus analytique de l’objet culturel.
– La tendance romantique ou classique des individus : le romantisme considère l’expérience comme une fin en soi et fait appel à des ressorts affectifs et imaginatifs, au dynamisme. Le classicisme fait lui plutôt appel à une conception rationnelle, cartésienne, rigoureuse et statique.
On peut aussi ajouter la nostalgie. Elle est éprouvée quand un stimulus externe a pour effet de transporter (un individu) dans une période ou dans un événement d’un passé idéalisé s’inscrivant ou non dans son propre vécu. Celle-ci peut agir sur les décisions / l’implication du public.
Expérience : uniquement une rencontre avec l’oeuvre ?
On pourrait initialement imaginer que la rencontre avec une production culturelle (peinture, musique, cinéma…) constitue le cœur de cette expérience.
Mais la réalité est autre. L’expérience culturelle s’appréhende de façon holistique (dans sa globalité). L’intérêt est aussi porté à l’univers psychologique qui entoure cette expérience.
Par exemple, se rendre à un concert, c’est effectivement écouter de la musique live. Mais au-delà de cette rencontre avec une oeuvre musicale, c’est la possibilité pour le spectateur de voir un artiste en chair et en os, s’y identifier, entrer dans son univers… C’est, pour ce spectateur, entendre des chansons qui vont avoir une résonance personnelle, etc.
Par ailleurs, il n’y a pas une mais des expériences associées. Il y a en, premier lieu, le service central. Il concerne le produit culturel (un spectacle, une exposition…). Mais les services périphériques (ambiance, bar, accueil, boutique…) et l’expérience sociale (avec les proches, les artistes, le personnel de l’institution culturelle…) vont aussi influer dans la tolérance à la déception, la fidélisation. Et donc avoir une influence sur la re-fréquentation.
Il apparaît que les émotions liées à l’expérience vécue lors d’une sortie culturelle, tiennent compte du contentement vis-à-vis du spectacle mais aussi des services périphériques et de l’expérience sociale. Une sortie culturelle est un prétexte à une expérience plus globale. Et la satisfaction vis-à-vis des services périphériques ou de l’expérience sociale peut compenser la déception liée à un spectacle ou une exposition. Il y a cependant des variables qui modèrent ces propos. Pour un public expert, le jugement porte plutôt sur la qualité de l’oeuvre présentée, le propos muséal… Quand un public non averti va privilégier d’autres facteurs de satisfaction : l’ambiance, le fait de passer un bon moment avec ses proches, de pouvoir boire un verre à l’issue du spectacle…
D’autres éléments entrent en ligne de compte, dans la valorisation de cette expérience culturelle :
- le lieu, dans lequel se déroule l’expérience, va donner de la valeur à cette dernière,
- le rapport au temps, qui se résume par « le tout, tout de suite ». Le public veut vivre un maximum d’expériences en un minimum de temps (d’où l’importance notamment des services périphériques).
Enfin, les personnes participant à une expérience culturelle la vivent en fonction de la présence d’autrui. L’expérience culturelle est une expérience sociale.
Introspection ou interaction ?
En janvier 2015, l’organisme américain National Endowment for the Arts a publié une étude. Celle-ci amène des pistes de réflexions aux musées américains et européens pour satisfaire les attentes du public, voire du non public. Pour 73 % des personnes interrogées, to socialize (partager un moment avec ses proches) est une des premières motivations pour fréquenter un lieu culturel. Créer du lien avec ses proches est donc leur première motivation.
Pourquoi cette volonté de créer du lien social ? Stéphane Debenedetti (2011) distingue trois contextes qui influent une expérience muséale : le contexte personnel du visiteur (ses attentes, le temps qu’il veut consacrer à la visite, ses connaissances), le contexte physique (le cadre) et le contexte social. Ce dernier se divise entre les « étrangers » (autres visiteurs, guides, personnels d’accueil) et « les compagnons » qui forment le « contexte social intime. » Cette unité sociale de visite définit la cellule intime à laquelle appartient le visiteur. Il peut y avoir absence (singleton) ou présence de compagnons (couple, famille, amis…). La sortie sociale au musée est motivée par l’idée de combler un besoin d’interaction sociale. Elle permettrait la consolidation des liens sociaux. Cette interaction sociale impacte sur les motivations / la satisfaction du public. Comme l’affirme Mc Manus, ce n’est pas :
Un simple vernis ajoutant du plaisir à l’expérience (…) L’aspect social est au cœur-même de cette expérience et constitue une source fondamentale de satisfaction.
Par ailleurs, moins le visiteur est expert, plus il est accompagné. La présence de ses compagnons le rassure. Quand un visiteur non accompagné va rechercher le ressourcement, l’introspection, la volonté de fuir les interactions, celui-ci est, en règle générale, plus familiarisé avec les lieux, plus expert. Il recherche plus l’enrichissement que le divertissement.
La volonté de créer du lien social peut aussi s’expliquer par le simple plaisir affectif d’être ensemble, de partager un bon moment avec ses compagnons. Mais c’est également la possibilité d’affirmer son identité sociale (dis-moi quelle expérience culturelle tu vis, je te dirais qui tu es), de partager ses idées ou ses émotions. Ce peut être le renforcement de relations déjà établies ou la volonté de rencontrer de nouveaux contacts.
Les concerts sont ainsi des moments susceptibles de favoriser les rencontres (mêmes éphémères) entre individus. Il y a le sentiment d’appartenir à une même communauté d’esprit (passion commune pour un style musical, un artiste…). Cet engouement commun va appuyer l’expérience sociale.
http://www.shutterstock.com/fr/pic-230023777/stock-photo-silhouettes-of-concert-crowd-in-front-of-bright-stage-lights.html?src=CrhWlu-cnniNtp6vod_3MA-1-1
Les institutions culturelles doivent-elles donc (re)devenir des agoras modernes, des lieux sociaux ? Rompre avec leur image de « temple du savoir » ?
Cognitif VS Ludique : que privilégie le public ?
Dans le public d’une institution culturelle, chaque individu aborde son expérience en fonction de critères qui lui sont propres. Il va avoir des logiques différentes dans sa façon d’aborder l’expérience culturelle. Ce peut être une logique éducative (recherche d’acquisition de connaissance) ou une logique plus expérientielle (recherche de sensations, d’émotions, d’interactions sociales).
Quelle dimension privilégier ? Dix composantes entrent dans la valorisation d’une expérience culturelle : l’affectif et l’hédonique (lié au plaisir), l’esthétique, la stimulation expérientielle (la nouveauté, la variété…) et sensorielle, le cognitif, l’utilitaire, la spiritualité (mysticisme, commémoration avec le passé), le lien social, l’expression de soi, le ludique.
La dichotomie ludique / cognitif est peut-être à dépasser. Il faut, certes, sortir du purement cognitif , formel et rigide. Mais au delà du ludique, une expérience culturelle doit être multi-sensorielle. Et insister sur l’hédonisme, le symbolisme, l’esthétisme sans oublier la dimension sociale. Ne l’oublions pas, le public cherche du sens, à rompre avec son quotidien, à vivre une expérience de réenchantement.
Celui-ci cherche aussi à être acteur de cette expérience. En recomposant le sens des messages qui lui sont transmis, il veut construire sa propre expérience, « faire corps » avec cette expérience. On parle alors d’immersion. Cette immersion est rendue possible par des facilitateurs : le lieu, le personnel, le design environnemental, le scénario ou les nouvelles technologies (dites immersives).
Une expérience enrichie : l’intérêt des nouvelles technologies ?
http://www.shutterstock.com/gallery-404404p1.html
Une étude proposée par Bain & Company, dans le cadre du Forum d’Avignon (2011) anticipait l’apport des services connectés à l’enrichissement de l’expérience culturelle. Pour ce qui est du Patrimoine, l’étude montre que ces services provoquent un intérêt certain (60 % des personnes interrogées) dont la réalité augmentée. Mais la capacité de ces terminaux à accroître le nombre de visiteur reste limitée. En effet, sur les 30 % de personnes interrogées souhaitant augmenter leur fréquence de visite (Europe et Etats-Unis), les trois-quarts sont des visiteurs réguliers. L’étude affirme que le fait d’enrichir l’expérience culturelle aurait un impact réel (remplacer un audioguide par une application de visite, plus visuelle.).
Les nouvelles technologies dites « immersives » seraient donc des facilitatrices. A quel niveau ?
Isabelle Collin-Lachaud dans son étude de l’impact des expositions d’immersion sur la valorisation des expériences culturelles y voit :
– une dimension utilitaire (orientation, autonomie dans le choix du parcours),
– une dimension cognitive (acquisition de connaissances),
– une dimension affective / sensorielle.
Ces technologies enrichissent l’expérience recherchée par le public, la valorise. Elles immergent le public dans un univers (en rapport avec la thématique) lui permettant de s’échapper du quotidien. Elles favorisent le plaisir dans l’expérience vécue. Elles lui permettent de s’approprier librement cette expérience (en permettant des choix différents de parcours, des contenus différents). L’utilisation des réseaux sociaux en temps réel dans certaines manifestation permet aussi la création (temporaire ou non) d’une communauté virtuelle…
Mais dans l’utilisation de ces nouvelles technologies, tout le monde n’est pas au même niveau. Certains visiteurs peuvent ne pas maîtriser les codes de ces dispositifs. D’autres peuvent ne pas comprendre le fonctionnement. La difficulté de compréhension peut ainsi être doublée : à la compréhension du propos artistique, scientifique peut s’adjoindre celle de l’environnement. La présence et la formation des personnels d’accueil / de médiation reste primordiale.
D’autre part, la sur-simulation de ces dispositifs peut engendrer un effet inverse. Le visiteur peut décider de prendre ses distances vis-à-vis d’un tel dispositif où la scénographie surpasse le contenu exposé.
Conclusion :
Il y a quasiment autant d’expériences culturelles que de personnes qui la vivent. La dimension multi-sensorielle d’une expérience fait que celle-ci est intimement liée à la personne qui la vit. Avec cette affirmation, l’importance de la connaissance de son public et de son comportement prend toute sa dimension. Dans cette expérience, on peut aussi réaffirmer le rôle des personnels d’accueil ou de médiation qui reste primordial dans l’accompagnement du public (même si d’autres facilitateurs sont mis en place). Ils sont aussi à la croisée des services périphériques et de l’expérience sociale, constituants de l’expérience culturelle.
Car proposer une expérience culturelle c’est proposer une expérience globale qui outrepasse la simple présentation d’une oeuvre, d’un objet artistique ou patrimonial. Cela ne signifie pas pour autant « Disneylandisation » ou « Macdonaldisation ». Pour peu que l’expérience reste en cohérence avec l’authenticité du discours culturel. Et qu’il respecte l’identité et le projet de sens de l’établissement.
Enfin, les technologies immersives gagnent du terrain, notamment dans les lieux de visite. Elles ne doivent cependant pas occulter l’importance de la recherche de lien social dans le cadre d’une expérience culturelle. La rencontre entre un objectif d’immersion et de socialisation est peut être un objectif à poursuivre dans la mise en place de ces facilitateurs technologiques ?