IX
L’herbe anonyme, seul le savant qui la nomme
La voit diverse avec la loupe de Linné.
Car toute herbe est d’abord "de l’herbe", comme un homme
Est l’Homme, en quelque endroit qu’il pousse ou qu’il soit né.
Partout elle revient aussitôt qu’on l’arrache.
Un souffle a détaché sa graine, un autre l’a
Emportée au hasard qui joue à cache-cache
Avec le nombre d’or que le dieu calcula.
Partout j’ai retrouvé l’herbe simple qui pousse
Dans des recoins obscurs, au faîte des clochers,
Sauf quand elle abandonne une place à la mousse
Éparse dans les bois, au lichen des rochers.
Après avoir suivi des chemins de halage
Que l’herbe envahissait à la belle saison,
Je la trouvais pareille aux abords d’un village,
Blottie au pied du mur d’une vieille maison.
Et même dans Paris où paresse la Seine
Le long des monuments que le temps a rêvés
Je reste émerveillé souvent devant la scène
De brins d’herbe tenace entre quelques pavés.
À l’ombre des fossés, l’herbe, au sommet, modeste,
Étend des matelas épais où j’ai dormi,
Le temps de me savoir sans limite, une sieste
Qu’interrompaient l’oiseau, l’abeille, une fourmi.
Je percevais le son d’une cloche qui sonne,
Le vent qui fait vibrer l’orgue d’un peuplier,
Un tracteur qui ronronne, et je n’étais personne :
Un brin d’herbe perdu au bord du sentier.
[...]
Jacques Réda, La Nébuleuse du songe, suivi de Voies de contournement, La Physique amusante III, Gallimard, 2014, pp. 127 et 128.
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