Source : JDLE
Professeur à l'université de Lausanne, Dominique Bourg nourrit peu d'espoir sur notre capacité à réduire la pression humaine sur la planète. Seule solution : se préparer à aborder un monde hostile, plus réduit, moins riche en ressource. La spiritualité peut nous y aider, estime le philosophe.
L'échéance de publication des contributions nationales à la lutte contre le changement climatique arrive à grand pas. Quelles premières conclusions tirez-vous de ces INDC ?
Tout d'abord que ces actions envisagées sont insuffisantes : nous ne
sommes nullement sur une trajectoire de 2°, mais de 3° à la fin du
siècle. En outre, le climat n’est pas le seul changement en cours. Nous
entrons dans l'anthropocène, cette ère géologique caractérisée par un
impact massif et destructeur des activités humaines sur le système
Terre. Si la température est plus élevée de 3° à la fin du siècle, elle
le sera, toujours par rapport à 1850, de 5°C au cours des dizaines de
siècles suivants. Nous avons vu et verrons disparaître des ressources
vitales, tels certains métaux, d'innombrables écosystèmes. Au cours de
ces seules 40 dernières années, c'est la moitié des mammifères, des
oiseaux et des poissons qui ont disparu. Cet effondrement touche aussi
les insectes comme en témoignent nos pare-brise l’été. Concernant les
ressources marines notamment le phénomène ne peut que se poursuivre avec
les effets combinés de la surpêche, de l'acidification de l'océan, de
la fin des mangroves et du réchauffement.
Ce paysage verra-t-il la fin de l'espèce humaine?
Je ne le pense pas. Le genre humain a de formidables capacités
d'adaptation. Mais serons nous aussi nombreux ? Cela étant, nos
descendants vivront sur une écoumène plus hostile, réduite, offrant
moins de ressources naturelles.
Plus réduite?
Notre développement stérilise des régions entières, que ce soit les
rivages de la mer d'Aral, la préfecture de Fukushima, le Golfe du
Mexique ou l'oblast de Tchernobyl. A cela, il faut ajouter l'élévation
du niveau de la mer qui se poursuivra des siècles durant, rognant toutes
les régions littorales. Avec une élévation des températures de 3 à 5°
l’habitabilité de la planète changerait très sensiblement.
L’augmentation à venir du PIB et les projections démographiques jusqu’au
milieu, voire la fin du siècle, n’annoncent aucune réduction de la
pression humaine.
Les rapports du Giec, entre autres, montrent pourtant que nous avons la capacité, technologique, notamment, pour relever le défi du réchauffement...
Nous devons changer de paradigme, c'est une évidence. Mais c'est un
leurre de penser que la technologie apporte la solution à tous nos maux
environnementaux. Nous sommes loin, par exemple, de pouvoir produire
l’actuelle production énergétique mondiale avec du solaire et de
l’éolien seuls, et un réseau égal à celui des pays industriels. Nous
pourrions notamment buter sur la disponibilité de certains métaux et le
ratio énergie consommée pour produire et énergie produite reste encore
relativement bas. Nous avons trop longtemps pensé que la technologie,
conjuguée au marché, allait satisfaire tous les besoins attachés à la
condition humaine.
Nous nous sommes lancés à corps perdu dans un consumérisme qui érode
nos conditions biophysiques d’existence, sans nous rendre pour autant
heureux. Nous savons désormais qu’augmentation du PIB et progression du
sentiment de bien-être ne sont plus, au-delà d’un certain seuil,
corrélés. Quant à la vague technologique numérique annoncée, elle ne va
guère simplifier nos problèmes. Les progrès technologiques futurs
pourraient être très destructeurs d’emplois.
Cette incapacité à penser de nouveaux idéaux d’accomplissement de notre
humanité mène nos sociétés vers un désastre. Et cette erreur
d'aiguillage est spirituelle.
Le spirituel n'a pas bonne presse, ces derniers temps...
Penser que l'au-delà est un hôtel de luxe peuplé de vierges, selon la
pédagogie de Daech destinée à ses kamikazes, ce n'est pas de la
spiritualité, c'est de l'infantilisme. De même, les évangélistes
américains sont plus des commerçants que des guides spirituels. Ce sont
les fruits d’une modernité finissante.
La dernière lettre encyclique du pape tend à nous ramener vers les fondamentaux naturels et spirituels…
Laudato Si est un texte fort. C’est l'aboutissement d'une réflexion
initiée par Paul VI et les papes qui l'ont suivis. C'était passé
inaperçu à l'époque de son pontificat, mais Benoît XVI avait publié
quelques paragraphes assez décoiffants sur la décroissance. Cela étant,
la compréhension du problème, chez les Chrétiens, est assez récente. Et
les résistances sont nombreuses.
Pour quelles raisons?
Si l'on prend l'exemple de l'église de France, nombre de ses fidèles
sont des bourgeois installés de plain-pied dans la société. Pour eux, le
discours du Pape François est difficile à encaisser.
Les protestants semblent avoir eu quelques longueurs d'avance sur les catholiques pour ce qui concerne la prise en compte de l'écologie...
Ils ont produit des textes sur l'environnement dès les années 1980.
Mais ces auteurs étaient issus de minorités au sein d’églises en perte
de vitesse. Les catholiques sont en retard, mais ils disposent,
contrairement aux autres grandes religions monothéistes, d'une structure
hiérarchisée, politique et administrative, qui peut faciliter la
percolation des messages dans les différentes couches de la société.
Y-a-t-il d'autres sources d'inspiration que Laudato Si' pour le renouveau spirituel que vous appelez de vos voeux ?
Le soufisme est ouvert au monde et aux autres. Il y a sûrement des
enseignements à tirer de cette branche mystique de l'Islam. Nous ne
devons pas non plus négliger les religions animistes où la nature est au
coeur de la pensée. L’Amérique latine ne s’en prive pas.
N'êtes-vous pas surpris qu'en pleine crise écologique, les grandes religions soient si absentes de ce débat?
Elles ne le sont pas. Mais le sujet est complexe et nous rapproche de
l'apocalypse. On voit d'ailleurs certains télé-évangélistes évoquer le
réchauffement climatique, soit pour dire que Dieu l'arrêtera, soit , au
contraire, pour expliquer qu'il s'agit-là des premiers feux
purificateurs d'un dieu courroucé. Pour autant, je ne serai pas surpris
de voir apparaître au sein de l'église catholique un ordre régulier
entièrement dédié à l'environnement ou à la nature. Nous aurons besoin
de cet accompagnement spirituel pour affronter le monde de demain.
L'église a-t-elle les moyens de relever ce défi?
Les églises chrétiennes ont déjà accompagné de grands cataclysmes
sociétaux, comme la chute de l'empire de Rome. Sans elles, nous ne
serions pas ce que nous sommes. Mais je n’éprouve aucune nostalgie pour
la chrétienté. Spiritualité se décline pour moi au pluriel, et ce
pluralisme respectueux sera vital à l’avenir.