Chaos de Nîmes le vieux – Patrick Neu, Colonne de verres, Couronne d’épine, Iris, Camisole de force… – Korakrit Arunanondchai, Painting with history in a room filled with people with funny names 3 – Céleste Boursier-Mougenot, Acquaalta – David Foster Wallace, L’Infinie Comédie, Editions de l’Olivier, 2015 – Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, 2015
Il s’enfonce dans le fauteuil du cabinet d’écriture, un ouvrage épais, posé sur les cuisses. Entre celles-ci et la couverture déployée, les mains forment un lutrin. Les doigts palpent et caressent le plissé de sa tranche, accompagnant le mouvement mental de la lecture, un peu à la manière des pattes d’un chien endormi, effectuant des courses dans le vide. Ils ajustent machinalement, aussi, la position du livre pesant et souple (presque fluide) pour éviter qu’il ne glisse. De cette brique, une densité fourmillante de mots, verbes, phrases, images rayonne en son giron (et, de son giron, réintègre le mica des pages), directement du feuilleté des pages blanches, réveillées, excitées par les intrusions multidirectionnelles de ses sens et les investigations erratiques de sa chaire cérébrale pour clarifier, faire parler ce texte. Pavé d’écriture brute, arraché au non-dit phénoménal du monde ultra-libéral, ses chimères, ses déviances, ses souffrances et violences. Au fil des heures, silencieusement, la masse cachée de sa corporéité – le corps proprement dit en étant la part immergée, l’iceberg visible attardé dans le présent–, glisse dans un endormissement extralucide. Une légère hypnose qui ne provient pas d’un suspens distillé par le fil narratif, mais de la masse imaginaire elle-même, ombre portée énorme du réel, hétérogène et indivisible qui, transitant par ce livre et son auteur suicidé, se déverse en lui, aspirée par une fatale avidité de l’être qui ne peut néanmoins tout absorber sans se dilater à l’excès (au risque d’éclater). La lecture ne progresse pas en résolvant, de page en page, les problématiques d’une rationalité littéraire bien charpentée, ce qui en temps normal, permet d’évacuer une part importante du contenu des pages au fur et à mesure qu’elles sont lues. Mais au contraire, elle veut gober en une seule appréhension le monde dévasté et charrié par l’intrigue prétexte, embrasser la tourmente totale de ce millier de pages qui partent dans tous les sens, écheveau monstrueux de digressions dépressives et explosives, seul à même de refléter un tant soit peu la réalité démente d’une société rongée par la compétition et l’addiction à la performance. Sous l’outrance idiosyncrasique de l’écrivain, il perçoit bien que, où qu’il soit, aujourd’hui, dans le réel et ses actualités, il participe lui aussi à ce culte de la compétition. À son corps défendant, comme on dit, soulignant à quel point son corps lui échappe, toujours déjà segmenté, démultiplié, colonisé. Il baigne dans un monde obsédé par le comptage des productions corporelles, des mesures physiologiques, des pulsions d’adrénaline, rythmes cardiaques, potentiel musculaire. De plus en plus d’appareils connectés pour tout encoder, faire le portrait permanent, en temps réel, des fluctuations vitales. Et la description de la formation en série des athlètes professionnels n’est rien d’autre que la vision d’une vie aux chairs modelées par les statistiques de la performance physique et la pharmacologie dopante. Des corps gonflés, sculptés, qui ont intégré dans leurs cellules l’idéologie de la gouvernance par les nombres – le moindre organe est partie prenante du chrono réalisé, du poids soulevé, du geste technique qui arrache la victoire à l’adversaire. De là, ces statues cultivent la certitude de coïncider avec la vérité chiffrée de la nature des choses, d’être en synchronie avec l’harmonie du modèle de gouvernance qui entend dominer le monde. Athlètes scientifiquement produits. En façade, ils incarnent une recherche très ancienne : « La parfaite correspondance des proportions mathématiques et des accords musicaux a été interprétée comme le signe d’une harmonie cosmique, à laquelle on pourrait accéder par la contemplation des nombres. Percer les secrets de cette harmonie universelle a été l’un des plus puissants ressorts de l’entreprise scientifique en Occident. » (A. Supiot, p.109) Silhouettes évoquant les impeccables statues classiques, académiques, ils affichent la violence retenue d’appartenance à une élite, pétris par « la foi dans l’harmonie par le calcul et dans la possibilité de réaliser le rêve platonicien d’une Cité régie non par des lois humaines, nécessairement arbitraires et imparfaites, mais par une science royale capable d’indexer le gouvernement des hommes sur la connaissance des nombres. » (A. Supiot, p.189). Comme si leur masse musculaire personnifiait cette science royale. Leurs corps produisent du nombre viandeux. Leurs moindres faits et gestes sont mesurés, évalués, projetés, managés, ils sont véritablement, fondamentalement, du nombre à la lettre. « Cet enfermement de la pensée dans la lettre d’un Texte se retrouve, par exemple, dans ce qu’on appelle aujourd’hui le fondamentalisme islamique. Ce dernier prétend lui aussi soumettre le droit des Etats à une interprétation littérale de la charia et combat la diversité des traditions, des coutumes et des écoles, qui a toujours marqué la doctrine juridique musulmane. Au-delà de leur grande diversité, les fondamentalismes ont en commun de se référer à une Norme universelle que les lois humaines devraient relayer, mettre en œuvre et ne jamais contrarier. D’où le tour implacable et inexorable de ce type de doctrines. » (A. Supiot p. 211) Mais, derrière cette façade fanatique, grouillent des existences malades, névrosées, rongées d’addictions diverses… Indépendamment de ce qu’énonce l’écriture – la parade décadente, ravagée, absolue et infantile des gladiateurs du sport professionnel, dans l’arène des universités américaines–, ce qu’a engendré là l’écrivain est une masse grouillante d’innombrables rubans impossibles à démêler (même si un synopsis clair peut aussi résumer le bouquin), une face coton, une face lame de rasoir. Les phrases filent, forment des nœuds qui dégénèrent en tourbillons, certains de ceux-ci se transforment en couronnes tressées de lettres et d’épines de cristal, blessantes et cassantes, fragiles, qui s’éparpillent dans la lecture. Se profile alors la dimension de chemin de croix de l’écriture forcenée et de la lecture comme échappatoire. Dans ce style touffu, l’écrivain cherche abris et protections mais, ce qu’il engendre est aussi une nasse d’énergie suicidaire, que plus rien ne contrôle. Le lecteur rampe précautionneusement dans le texte, évitant d’abord les poisons, les pointes acérées, puis tout s’accélère et il ne peut plus éviter les pièges. L’immersion dans le labyrinthe textuel active en lui et sur lui, la constellation de traces déposées par quelques fulgurances amoureuses, expériences d’empathie érotico-mystiques. Des sortilèges dont il ne s’est jamais complètement dépêtré, ni de leur face angélique, ni de leur côté démoniaque. Comme si cette fiction dantesque provoquait sur sa peau, à la surface de ses organes intérieurs, une sudation dont la composition chimique révélerait des inscriptions codées, à l’encre invisible. Certaines apaisants, d’autres terrifiantes. Peut-être parce que le sexe amoureux est un entrecroisement d’écritures délirantes et performantielles. « Toujours en mouvement, la trace se situe partout et nulle part, et fonctionne comme cette force élusive et féconde qui rend possible toute signification ultérieure. En ce sens, la trace, en tant qu’archi-écriture rendant possible la signification, précède la parole ainsi que l’écriture au sens ordinaire du terme. C’est cette nature éminemment insaisissable de la trace qui a donné lieu à cette idée largement acceptée, renforcée par maintes lectures déconstructionnistes initiées dans le sillage de Derrida, selon laquelle le sens est toujours indéterminé et sans cesse différé. » (N. Katherine Hayles, p. 34) Cet exercice de lecture prolongé dans la nuit – toujours en mouvement, partout et nulle part, charriant sa force élusive et féconde –, provoque donc en lui un basculement délicieux dans un demi-sommeil galvanisé. Comme si des disjonctions s’effectuaient entre certaines fonctions neuronales, remplacées par d’autres connexions imprévues, hasardeuses débouchant sur d’autres perceptions, d’autres manières d’envisager les choses, adaptant son être à embrasser la totalité corporelle du texte. Un flottement du réel qui s’accompagne d’une douce distanciation avec l’enveloppe charnelle et chimique, se dédoubler, migrer. Des caresses qui modifieraient la priorité de certaines synapses. En évoluant, simplement en s’inscrivant dans une durée, cela se rapproche d’un état de manque, quand celui-ci flirte avec une pureté qui paralyse toutes les facultés mentales et que la douleur engendre promesses de visions et hallucinations dans une formidable tentative impuissante d’appeler au secours. Premier pas vers la rédemption. Le temps et l’espace s’étirent démesurément, s’esquivent. Tout se fige en espoir d’un lever de rideau sur une issue improbable. « Gately éprouve encore parfois une terrible sensation de manque, le matin, rapport aux drogues, en dépit de son long sevrage. Son parrain au Groupe Drapeau blanc dit que certaines personnes n’arrivent jamais à faire le deuil de la Substance qu’ils avaient prise pour leur meilleure amie et meilleure amante ; ils prient chaque jour pour que la résignation vienne, que le bout du tunnel leur apparaisse enfin, que le temps guérisse les blessures. Ce parrain, Francis G. le Féroce, ne reproche pas à Gately ses sentiments négatifs : au contraire, il le félicite pour sa candeur quand il craque, quand il se met à pleurer comme un bébé ou lui téléphone au petit matin pour lui parler de son manque. Le sevrage indolore est un mythe. Le sevrage de la Substance. Merde, on n’aurait pas besoin d’aide si c’était indolore. » (D. F. Wallace, p. 380) Tout en errant dans cet état flottant, détaché, la partie vague de ses yeux, la zone sans bords, vaque sur une carte postale posée dans la bibliothèque. Carte jaunie, dénichée dans une brocante, photo hors du temps du héros cycliste de son enfance, sous vareuse Molteni. Photo retouchée, dessinée, colorisée, évoquant le style des portraits de personnages exemplaires, légendaires, saintes ou preux chevaliers, dont la distribution récompensait les élèves attentifs, appliqués. Il s’agit d’un courrier qui lui avait été adressé par une jeune passante qui avait choisi, pour exprimer ses sentiments et les détours de son désir, cette icône presque graphique, archétype du champion inaccessible, s’appropriant ou plutôt instillant ses charmes de jeune fille dans les évocations de ce modèle qu’elle n’a pu connaître, étant d’une autre époque. Du reste, enfant, il n’avait pas de représentation bien précise de ce coureur exceptionnel. Il ne le voyait pas à la télévision et passait peu de temps devant le poste de radio, ayant d’autres activités plus importantes, courir les bois ou dévorer des livres. Il était une entité quasiment sans visage, immatérielle, malgré l’amorce d’une collection Panini. Hélas, les pochettes contenaient surtout la photo des seconds couteaux, des porte-bidons. C’était avant tout une aura séduisante dont la flamme brillait dans son entourage qui en parlait souvent, commentait, s’extasiait, tout comme dans l’ensemble de la société bruissante de ses exploits dont le prestige, par la vertu ambiguë du nationalisme, rejaillissait sur tous. Un accent aigu dans l’air du temps. Oui, oui, à son échelle d’enfant, cela l’excitait et le poussait à enfourcher son vélo pour pédaler des heures sur les coteaux de la Meuse, avalant le vent comme mordant dans le gâteau d’une vie sans fin. Dans les reliefs de cette vallée où, du reste, certains croyaient avoir aperçu, ou étaient convaincus d’avoir croisé le champion filant s’entraîner dans quelques belles côtes du côté de Dinant. (On dit quelques fois que le mouvement régulier des jambes, des cuisses, que ce soit sur une selle de vélo ou actionnant le pédalier d’une ancienne machine à coudre, peut provoquer des orgasmes chez les filles, du fait de leur anatomie. Pour ces raisons, du moins à une époque, ces activités leur étaient interdites ou rigoureusement réglementées. Mais cela est-il si différent chez les garçons, l’érotique des jambes qui tournent ?) Au fond, il n’était pas vraiment question d’identification avec le champion tel qu’incarné dans ce coureur d’exception. Dans son cœur battant en accéléré, cela se fondait tout autant avec la soif de découvrir, apprendre, lire, gribouiller des dessins et des mots, aux portes de la poésie, aimer la vie, s’y projeter avec enthousiasme et inquiétude. Confiance et appréhension. Un tumulte exaltant. Une confusion équilibriste. Aussi, quand bien longtemps après cette époque de proximité avec les exploits du héros national, il avait reçu ce courrier d’une jeune fille lui faisant signe d’un monde parallèle désirable, où la jeunesse semble éternelle, carte postale lui rappelant ses propres enthousiasmes juvéniles, il n’avait pas donné suite, surpris, pris de court. Comment, aujourd’hui, retrouver l’expéditrice de la carte, que, dans l’endormissement hypnotique de la lecture, il imagine inchangée, toujours aussi jeune. Lui rappelant cette expérience trouble où, enfant et entre deux sommeils, il avait été persuadé d’être visité par la Vierge, toute lumineuse. Quelles phrases lui enverrait-il ? Qu’elle ressemble, après coup, à ce qu’il poursuivait en pédalant à perdre haleine, en courant les bois, dévorant des livres, découvrant l’écriture et les premières traces de mondes adjacents complexifiant son existence, traces jaillies d’il ne savait où et à interpréter ? Qu’elle exhume une nouvelle version de cet appétit ? Elle réactive, au risque de stimuler dangereusement sa mélancolie, ce qu’il fut et qu’il pourrait prendre comme une jeunesse éternelle qui continue à vivre en lui, même si il n’y a accès, désormais, que virtuellement, de loin. C’est perdu. L’hypnose causée par l’infinie comédie sans illusion rejoint ces exaltations d’enfants par le truchement de la carte postale qu’il embrasse dès que ses yeux se lèvent du livre et, au-delà du corps glorieux du sportif, l’évocation d’une jeune fille perdue dans un monde parallèle dont il aimerait aujourd’hui sillonner la nudité. Rêveries et volontés se mêlent. Tout ce qu’il voudrait lui écrire, c’est exactement cette masse écrite du roman posé sur ses cuisses. Miroir du délire social, économique, politique, managérial dans lequel sombre son quotidien, taraudant et broyant. « Sauve moi, toi qui sais encore aujourd’hui, décocher les bonnes images de champion irradié de simplicité ! » Il reste calé là, dans un suspens ambigu entre crampe et extase qu’il n’a pas envie d’interrompre, parce qu’il y devine un point d’accès à un monde parallèle à celui de lecteur dans son cabinet d’écriture et où il s’étrennerait amant caressant le corps d’une amoureuse inconnue, en roue libre dans le hors champs. Pas même l’amante concrètement offerte sous ses mains, mais affaissée dans un sommeil profond, accidentel, le cou engoncé, la chevelure épandue, la poitrine et le ventre libérés, camouflés dans l’aspect confortable, rembourré, du sofa. Seins gonflés, nombril et abdomen rebondi flottant dans une volupté gazeuse sous le chemisier à fleurs comme posé sur des nuages à la dérive. Les cuisses nues, elles, sont bien tangibles, repliées sur le divan, esquisse fœtale, avec une main courbée comme pour prendre de l’eau, inerte contre le noir dodu et échancré de la culotte. Une léthargie qui n’attend qu’un simple effleurement pour s’étirer dans une nouvelle vie. Contemplant l’endormie et au fil de la contemplation s’enfermant dans le même sommeil, à l’intérieur de ce corps qui l’avala quelques fois, croit-il se souvenir. Avait-il pris jadis cette photo ? Et, dans cet abandon abyssal et sans pudeur, il projetterait une attente plus perverse, semblable à ces dispositifs fantasmatiques, où une femme, légèrement harnachée pour que ressortent encore mieux ses prises et rebonds érotiques, est en posture d’offrande, seule au milieu d’une pièce vide, debout, jambes légèrement écartées pour que tout se devine sans insistance. Ou en offrande plus animale, à quatre pattes sur un grand lit, cambrée et yeux bandés, en attente statuaire, encore plus offerte de n’être exposée que détachée de tout. Sans rien d’apparent autour. Faire le vide autour du corps désiré, frontières malsaines de la possession excessive et n’en fixer qu’un point, précis, exhibé comme jamais et restant malgré tout indistinct, assigné à l’immobilité de modèle sous l’œil du peintre. L’esquisse lointaine, mirage dans l’ouverture de la croupe, bourrelets joints d’un calice enfoui, plissé de pétales, lèvres, nymphes, bouton, corolle ici collée et là évasée. Bistre et lie de vin. Indéfiniment, qu’elle reste ainsi en son printemps, s’ouvrant, se fermant, indéfiniment pour qu’il consacre toute son attention à la décrire, à accumuler plutôt les tentatives de description de ce qui ne se laisse pas décrire. Renouant avec la patience modeste des copistes consacrant leur temps à, finalement, peu de choses, répétitives. Se fondre dans l’exercice méticuleux et obsessionnel de ce peintre qui, chaque printemps, cherche à saisir dans ses aquarelles, l’essence des iris fleurissant, fanant, tissus compliqués, exubérants, soyeux, poudreux, déchirés. « C’est consacrer la toute-puissance de la volonté individuelle qu’invoquait Goering lorsqu’il définissait le Droit comme « notre bon plaisir ». François Ost observe justement que l’un des ressort du plaisir du héros sadien consiste à « substituer à la loi commune une loi d’exception, dont il est le seul auteur, privant ainsi ses victimes du droit d’invoquer la protection collective » ». (A.Supiot, p.286) Visions parallèles – cette offrande, cette attente quelque part – qui lui deviennent maladivement indispensables et qui, pour un rien, peuvent voler en éclats, irrémédiablement, comme une colonne de verres perdant l’équilibre. Coup de cafard. Mais tout cela ne s’est-il pas depuis longtemps fracassé et ne se consacre-t-il pas, désormais, exclusivement, à décrire des débris de verre jonchant le sol ? « Dans les années 50, un jeune physicien de Princeton, Hugh Everett, en propose une interprétation incroyable : à chaque interaction d’un système quantique avec un système classique se produirait une bifurcation en plusieurs univers parallèles : il existerait un monde où le chat est mort et un autre où le chat est vivant. Deux mondes bien réels mais n’interagissant plus entre eux ! Les événements de ce type étant innombrables, les mondes parallèles pulluleraient. » (Libération, 4/09/15, Les inédits du CNRS, Aurélien Barrau). Ce faisant, dans cette lévitation, il survole sa vie – sa petite unité d’existence traversée de tous les contextes, des plus proches, mesquins et domestiques aux plus vastes, politiques, économiques, globalisés et transcendés –, un paysage ruiniforme, désolé et désolant pour lequel, plus fort que tout, il éprouve de l’attachement, sans le reconnaître complètement. Une plaine directement adossée au ciel, au vide, et semée de roches usées, sculptées par le temps, certaines anthropomorphes, d’autres silhouettes animales et végétales, contours d’objets transitionnels tombés des astres, solitaires ou groupés. Vestiges de ce qui fut là, il y a longtemps, installés en labyrinthe érodé parmi une mer d’herbes folles et sèches. Il s’y promène indéfiniment, croit sans cesse distinguer la configuration de choses vécues, rappel d’expériences, de moments clés, de personnes charnières, de paysages oubliés, de bonheurs et malheurs, sans qu’il puisse jamais les identifier clairement. Cela surgit de son histoire personnelle, estompée, et pourtant c’est là depuis toujours, dans ce pli des Causses. Juste des sculptures naturelles suggestives prises dans le romantisme de la ruine éparse. Ce suspens au-dessus du chaos, il travaille à le maintenir, désespérément, de toutes ses cellules, comme écopant sans cesse ce qui viendrait inonder et couler son embarcation traversant la vie. Mentalement, sans repos, à la manière de ces gens qui ne cessent de compter, il associe et marie des contraires, fait tenir ensemble des principes opposés, équilibre acide et baume, corrosion et réparation, bricolage d’orfèvre, comme si, avec des matériaux improbables et pas censés cohabiter ou se mélanger, il se composait une cotte de maille sans cesse détricotée par la réalité mais qu’il ne se décourage jamais de recommencer, de terminer un jour. Assemblant et cousant de petites taches de lumière qui forment le halo qui le porte comme un nuage, méticuleusement, évoquant la technique de la feuille d’or. C’est une image de cela, de ce travail mental incessant – insaisissable et d’une certaine manière liée à des flux obsessionnels qu’il ne maîtrise pas–, pour éviter de sombrer dans les ténèbres, qui le fit tomber en admiration devant une camisole de force presque évanouie. C’était un assemblage fou d’ailes d’abeilles, un objet inimaginable exposé dans un musée. Ce point de fuite presque insoutenable où la contrainte absolue, l’enfermement radical et subliminal, rejoint la possibilité d’une délivrance sans reste. Oui, il ressent quelque chose d’insoutenable à contempler, dans ce tissu déraisonnable, une beauté convoquée au prix d’un effort acharné et d’une délicatesse forcenée, d’une patience d’un autre temps. Et qu’une banale maladresse, un éternuement, un effleurement, peut réduire à néant, poussières d’ailes banales. « Je suis gardé en vie, mon équilibre psychique se maintient d’être enclos en une telle carapace incommensurable, irréelle. À tout instant cette résille de verre et de cire translucide, orfèvrerie archaïque, peut se disloquer, se répandre en éclats et débris au sol ».
Il fait souvent le rêve, diurne ou nocturne, d’une migration définitive vers ce monde parallèle. Rêve qui convoque de manière un peu classique les images de traversées de ténèbres à bord d’une barge lente, se confondant avec les eaux noires de la mémoire. Pénétrant le millefeuille réverbérant de la nuit, une fille conduit la barque plate, debout à l’avant, moulée dans un short, sensuellement arc-boutée sur une longue rame. La fille guide l’esquif non sans ressembler aux adeptes de pole dance. Il lui semble que son corps souffle s’entortille quelques fois autour de cette longue tige qui traverse la surface laquée du néant et y dessine de fines craquelures concentriques. Le satin des jambes nues, la robustesse charnue des fesses, l’ensemble animé d’une souplesse presque fluide, lui évoque l’endormie et le divan où s’enfoncer, disparaître, dormir. D’autres barges flottent, progressent, sans direction bien définie, un peu perdues, pataudes. Les parois de la grotte répercutent les fragments d’images, ombres et brouhaha de multiples vies séparées, hétérogènes, de passage, mais là, réunies, tissées en un seul filet de reflets rapides, fugaces, comme un vol de chauve-souris en surbrillance. Une imitation de croisière au cœur des ténèbres, une navigation pour rire, mais dont il espère tout de même, un instant, qu’elle le débarque en une bulle de fiction où l’attendrait la léthargie amoureuse salvatrice. Mais au fur et à mesure qu’il avance, tout se dissout, la jeune fille déhanchée se dissout dans la nuit, la proue sans charron cogne une berge artificielle, ce n’est qu’une mise en scène conventionnelle de lagune funèbre. Un caprice d’artiste. Un cul-de-sac préfabriqué et plus rien ne subsiste qu’un dispositif de pacotille aux rivages dépressifs.
Et il prend pied dans la dévastation. Un foutoir, gratuit, comme lorsque l’on rentre chez soi et que l’on découvre son espace privé saccagé, vandalisé, sans autre but que le plaisir de détruire, salir, foutre en l’air. Une menace d’être dépouillé de son chez soi qui s’amplifie et l’imprègne presque métaphysiquement, au quotidien, tout le temps. Et ce, au fur et à mesure que les avancées de la société ultra-libérale détruisent les distinctions entre privé et public et autorisent les « chacun pour soi » décomplexés. Des millions d’individus convaincus, sans y penser, du bien fondé naturel d’une gouvernance omniprésente dans toutes les composantes du quotidien, qui place les intérêts particuliers au-dessus de l’intérêt général, propagent un sentiment d’insécurité délétère qui vise moins les biens matériels que la chambre à soi discrète des uns et des autres. C’est un climat binaire d’ami/ennemi qui se marque jusque dans les moindres relations banales de tous les jours, contamine les médias, les télévisions, leur besoin de polémiques et de réalités prophétiques. « La domination du privé sur le public résulte aussi, de manière indirecte, de la mise en œuvre de la doctrine du New public management, qui promeut l’application à l’administration publique des méthodes de management en vigueur dans les entreprises privées. L’idée de soumettre la société tout entière à une même science des organisations, fondée sur les seuls critères d’efficacité n’a rien de neuf et était déjà présente dans la Révolution bolchevique. Elle réapparaît avec les formes contemporaines de la gouvernance par les nombres. Dans une telle perspective, la loi n’apparaît plus comme une norme transcendant les intérêts individuels, mais comme un instrument à leur service. Une fois la volonté individuelle ainsi érigée en condition nécessaire et suffisante du lien de droit, chacun doit pouvoir choisir la loi qui lui convient – avoir la loi pour soi – et devenir son propre législateur – avoir soi pour loi. » (A. Supiot, P. 284) Il se souvient aussi d’autres circonstances, les locaux d’un mouvement de jeunes, dans une ancienne école, qu’il avait retrouvés vitres brisées, murs couverts de couleurs, armoires éventrées, flots d’inscriptions injurieuses, de menaces et malédictions, pisse, merde et vomi sur le carrelage, flaques de bière, cahier et documents déchirés, éparpillés. Pourtant, il s’est toujours dit que ça veut quand même dire quelque chose, autre chose même que ce que les auteurs de ces forfaits y ont mis. Et toujours il regarde ça médusé, avec intérêt, il détaille, cherche, fouille, questionnant ces esthétiques innées du saccage, perpétrées par d’incultes vandales ou, qui sait, de raffinés esthétiques pétant les plombs. Et il finit par prendre beaucoup d’intérêt et de plaisir à scruter ces entrailles où enfanter et avorter se confondent. Comme il avançait précautionneusement sur le verre pilé de ces locaux violés, attentifs à ne pas effacer l’un ou l’autre indice, il s’enfonce dans la caverne orgiaque et sacrificielle du musée. Cela ressemble aux entrailles d’un hypermarché, pétrifié un jour de grandes soldes, puis saccagé par des armées de zombies (souvenir d’un film). Mais pas seulement saccagé, en fait. Transformé, étripé puis remis en place et les tripes abondantes disposées en guirlandes. Tout reste en l’état mais peinturluré, dégoulinant de sèves multicolores. Une iconoclastie inversée si l’on considère que les images, réelles et subliminales, fabriquées en flux continu par les grandes surfaces sont elles-mêmes des imageries tueuses d’images, d’imaginaires singuliers. « Il faut que je tue ces images de l’adoration marchande pour reprendre le contrôle de mes images. » Le temple de la consommation hédoniste, avec ses mises en scène de bien-être divin, d’accès marchands à l’extase mystique, de philosophie consumériste se coulant comme un coucou dans le nid des grandes mythologies fondatrices du monde, ses promesses publicitaires de jeunesse éternelle monnayable, tout cela se trouve soudain profondément daté, dépassé, périmé, dans le tableau apocalyptique d’une grande fête interrompue à jamais. Parmi un peuple de mannequins décorés de coulures acryliques, ce sont des baignoires pour cyborgs fatigués, en panne. Des fontaines lumineuses où subsistent de magnifiques êtres hybrides, reliant, en un seul organisme, la préhistoire au post-industriel. Centaure crocodile au buste de vestale sortant de l’eau mousseuse. L’évolution, désormais, bifurque en toutes sortes de possibles, technologies et biopouvoir favorisant l’émergence de nouvelles espèces, quand, dans une flaque d’eau et brouillard, des bactéries humaines, animales, technologiques, numériques, finissent par s’allier, s’accoupler, générer de nouveaux monstres. Qui se dressent près des vasques où, d’autre part, reviennent les dieux de toutes civilisations, lieux de passage vers les univers impensés. Des sépultures heureuses où de jeunes dépouilles attendent leur réincarnation en robot leur ressemblant comme deux gouttes d’eau. Un lieu de veillée funèbre sans fin où rampent les colliers de fleurs, courent les lézards, flottent les lotus maculés. Des thermes flamboyants où des figurants fatigués, décadents attendent (en vain) que démarrent de nouvelles noces, de nouveaux devenirs. Cela semble un décor irréel et puis, non, il est complètement composé de matériaux vulgaires, multiples, copies sans charmes d’objets industriels, proliférant, entassées, glorieux ou en pièces détachées, mélangés à d’autres rebuts, sur lesquels un apprenti peintre a expérimenté différentes techniques, tachisme, projection, aspersion, barbouillages pariétaux et psychédéliques. Toutes ces matières et objets très familiers, tellement ordinaires que le regard ne s’y arrête plus, passe au travers, ainsi mis en couleur, prennent la consistance de miroirs occultés qui piègent la vue. Réel et fiction sont embrouillés. Comme dans les grands bazars où la surabondance épuise nerfs et désir, la sensation de saturation transforme cet immense hangar techno et bariolé en vacuité, décor indigent. Soufflerie. Rien que du vent. L’énorme machinerie qui brasse ce foutoir ésotérique digne d’un gourou déjanté du marketing post-mortem, matérialise un fatras esthétique, un fatras plutôt de toutes les esthétiques populaires et manipulatrices de manière à ce que, qui que l’on soit, on puisse s’émerveiller, avoir envie de se baisser, s’agenouiller, remuer des restes qui parlent. Et il expérimente, cela, il s’accroupit, regarde à la loupe, touche, sombre dans des empathies qui le morcèlent. Et sans doute devrait-il prendre de la hauteur, s’élever au-dessus de cet antre d’accessoiriste coloriste, atteindre une vue panoramique. L’ensemble, alors, lui apparaîtrait comme une vaste toile et s’éveillerait la conscience qu’il est enfermé dans le tableau, il s’y balade, entre des caillots de cristaux, des éboulis de pigments. Piégé. (Pierre Hemptinne)
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