Lequel va tomber à l'eau?
Georges Simenon, comme son frère Christian, est bien mort et enterré. Mais ses admirateurs ont parlé presque d'une seule voix, jeudi dernier, clouant Patrick Roegiers au pilori pour avoir écrit et publié L'autre Simenon, où il s'empare des dérives rexistes de Christian pour mieux mettre en évidence les silences (coupables?) de Georges.
Je n'avais pas lu le roman de Patrick Roegiers au moment où je suis tombé, jeudi, sur le tir de barrage qui l'accablait. Depuis, j'ai réparé cette lacune, ce que je comptais faire de toute manière car les deux précédents livres de l'écrivain m'avaient totalement séduit - Le bonheur des Belges, en 2012, et La traversée des plaisirs, l'année dernière.
Reprenons, avec une semaine de recul, le fil de cette folle journée telle qu'elle a vu se succéder, devant mes yeux écarquillés, de longues salves de critiques.
Cela avait commencé, très tôt le matin (la chronologie est liée à l'ordre dans lequel j'ai découvert les différentes publications qui vont être citées). Dans Le Soir, l'excellent quotidien belge auquel j'apporte, de loin mais avec constance, ma modeste participation, Jean-Baptiste Baronian lance l'offensive. Il est président des Amis de Georges Simenon et académicien belge, il publie ces jours-ci un Dictionnaire amoureux de la Belgique et sa bibliographie est abondante. Bille en tête, il fonce sur l'objectif: le roman de Patrick Roegiers est bourré d'erreurs, il est de plus "fort mal écrit", c'est "le triomphe de l'imposture intellectuelle" et "du simulacre en littérature".
La charge est violente, elle n'est pas non plus toujours à la hauteur de l'écrivain - Georges Simenon - dont il s'agirait de défendre la réputation. Patrick Roegiers, dans la page d'en face, répond avec autant de rudesse à "cet article imbécile et de mauvaise foi", renvoyant pour ce qui est du bien ou mal écrire à un article du Monde, à propos de Baronian, qui "a pulvérisé voici quelque temps son risible Baudelaire, paru chez Gallimard, en des termes à ce point terribles qu'ils devraient l'inciter à plus de modestie".
Duel à fleurets non mouchetés entre deux adversaires qui, cela semble certain, ne passeront pas ensemble leurs prochaines vacances.
D'une certaine manière, c'est assez rafraîchissant, bien qu'aucun des protagonistes ne sorte grandi par les arguments qu'il utilise.
Et puis, cela continue, dans la même journée.
John Simenon, fils de Georges, consacre un long article tout aussi assassin au livre d'un "certain Patrick Roegiers". La dernière page du Figaro littéraire accueille ce brûlot que même la volonté d'appliquer la devise du créateur de Maigret n'apaise pas vraiment: "J'essaie de mettre en pratique la devise de mon père, comprendre et ne pas juger, mais j'avoue que c'est bien difficile..."
Enfin, Pierre Assouline, à la fois sur son site La république des livres et dans l'éditorial du Magazine littéraire, enfonce le clou: "Le récit est plein de contradictions [...]. Les dialogues ne sont ni faits ni à faire [...]. C'est truffé de jeux de mots consternants". On en passe...
Complot mené par John Simenon? C'est à peu près la thèse reprise par Patrick Roegiers dans son auto-plaidoyer du Soir. La convergence de quelques arguments et la simultanéité des trois textes donne à penser qu'il n'a pas tout à fait tort.
Mais il y a quand même un vrai problème avec L'autre Simenon: le roman est raté. Il reprend souvent le principe de l'accumulation qui avait si bien fonctionné dans les précédents ouvrages de Patrick Roegiers. Et qui, cette fois, tombe à plat, comme un procédé mécanique auquel l'écrivain aurait fait appel par habitude et pour donner un semblant de chair à un sujet, à des personnages auxquels il ne paraît pas vraiment s'intéresser. Il donne l'impression de s'être dit, avant de se lancer dans l'écriture du livre, qu'il tenait là un thème magnifique - et c'est d'ailleurs de ce thème, la fratrie contrariée pour le dire vite, qu'il parle dans les nombreux entretiens qu'il a donnés -, et puis de s'en être détaché malgré lui, de cesser d'y croire.
Livre raté, oui. Mais cela ne devrait pas empêcher Patrick Roegiers de rebondir la prochaine fois, à condition de ne pas s'enfermer dans une posture de défense, campé sur les grands principes de la liberté du romancier qui, si on a toujours raison de la porter haut, sonne faux cette fois-ci.