Lundi dernier, 45e anniversaire de la mort de Nasser, décédé le 28 septembre 1970. Une date qu’ignore la majeure partie de la presse arabe, celle qui vit des capitaux du Golfe, mais que célèbre ce qui reste de journaux fidèles à ce qu’on appelle la ‘urûba (العروبة), le nationalisme arabe, à savoir la construction politique d’une nation arabe “du Golfe à l’Océan” sur la base d’une identité partagée…
Inutile de préciser que ce projet, dans les circonstances actuelles de la région, paraît plus éloigné que jamais. À l’heure où les “frères arabes” se pilonnent les uns les autres (grâce à des armes qu’on leur vend sans trop y regarder), bien des témoignages révèlent que Nasser, le dirigeant qui l’a incarné mieux qu’aucun autre, reste inconstestablement présent dans le cœur de bien des habitants de la région. Est-ce une sorte de nostalgie pour une période où un avenir était encore possible dans la région ? En tout cas, il se trouve des quotidiens comme Al-Safir au Liban pour se montrer lyriques en ce jour anniversaire, avec des titres comme “Nasser où es-tu ?” :
«ارفع رأسك يا أخي»
هذا صوت جمال عبد الناصر. الصوت الذي أذن بعصر عربي جديد. الصوت الذي ملأ الزمان العربي، بقامة مارد، وحرّك شعباً بقامة أمة، صَدَحت أملاً، «من المحيط إلى الخليج».“Relève la tête mon frère !” C’est la voix de Nasser, la voix qui annonça une ère nouvelle, qui emplit le temps des Arabes avec la carrure d’un géant, qui fit bouger un peuple en lui donnant la taille d’une nation, qui fit résonner du Golfe à l’Océan l’espoir…
Une sorte d’élégie qui résonne tristement quand on s’aperçoit qu’une bonne part de la presse arabe consacre beaucoup plus de face à un fait-divers qui ne peut se comprendre cependant que si l’on a à l’esprit l’injonction de Nasser aux Arabes, lors de la nationalisation du Canal de Suez. “Relève la tête mon frère, tu es Jordanien” : en plus d’un nouvel emblême, les communiquants du Royaume qui se veut plus hachémite que jamais (voir ce billet) n’ont guère fait preuve d’originalité en mettant sur le marché cette énième détournement du mot d’ordre nassérien. Bien d’autres l’ont fait avant eux, y compris à des fins publicitaires (une marque de bière au Liban par exemple).
Tout juste “inventé” pour redonner au pays un peu de sa fierté après la mort ignomineuse, en février dernier, d’un de ses pilotes capturé par les combattants de l’État “islamique”, le slogan, partout présent dans l’espace public jordanien, aurait été tourné en dérision par une des stars régionales de la chanson, Georges Wassouf, qui donnait un concert à Amman à l’occasion de la fête du sacrifice. La chose serait sans importance si le “sultan du tarab” (duende ?) comme on le surnomme était un chanteur comme les autres. Or, outre le fait d’être Syrien, Georges Wassouf ne fait pas mystère, loin de là, de son soutien inconditionnel au régime dont il est depuis bien longtemps un des proches. Ainsi, à l’heure où nombre d’intellectuels syriens rejoignaient un soulèvement populaire dont la violence était encore absente, fin-février ou début mars 2011, lui animait les meetings organisés en soutien à Bachar El-Assad, alors même qu’il était loin d’être encore totalement remis d’une très grave maladie.
A sa manière, donc, la venue à Amman de cette icône de la chanson sanctionnait la nouvelle carte géopolitique en train de se mettre en place. Dans un des fiefs de la révolution (oui, il y a un peu d’ironie dans cette phrase), le suppôt d’un régime honni, le néanmoins très populaire Georges Wassouf animait donc les belles soirées de la très riche bourgeoisie locale. Difficile à avaler pour certains, la pilule est devenue plus amère encore lorsque la vedette, pour se débarrasser d’admirateurs un peu trop pressants, a cru bon de se moquer de l’un d’entre eux en tournant en dérision le fameux slogan du moment : (نتو على شو رافعين راسكم… رح إكسر لك راسك) “Vous êtes qui, vous, pour ‘relever la tête’ ? Tu vas voir ta gueule !” En plus d’une éventuelle querelle de clocher entre voisins syriens et jordaniens (Wassouf est chrétien et, pour compliquer les choses, il “humilie un sunnite” !!!), l’allusion est évidente également aux profondes divisions politiques dans la région avec, d’un côté, la Syrie fidèle à son arabité et, de l’autre, une Jordanie vendue à mille et un intérêts étrangers (à commencer par Israël qui possède depuis des lustres une ambassade à Amman comme on ne l’ignore pas).
Révélée par un site d’information en ligne, l’information a fait scandale, suscitant même une intervention à la chambre des députés. Fallait-il accorder autant d’honneur à cette histoire quand tant d’horreurs se succèdent jour après jour dans cette partie du monde arabe ? D’autant plus que Wassouf est connu pour avoir le goût de stimulants artificiels qui l’empêchent souvent de rester maître de ses émotions. Il est également possible, si l’on croit les protestations du chanteur, que toute l’affaire soit largement artificielle et que les réseaux sociaux, une fois de plus, aient donné à un incident des dimensions (politiques) qu’il n’avait pas au départ.
En tout état de cause, on est manifestement tombé bien bas en ce 45e anniversaire du jour où Nasser suscitait l’enthousiasme des foules arabes avec cette phrase restée si fameuse, comme on le voit sur ces images d’un autre temps…