Cédric Demangeot dirige les éditons Fissile depuis une dizaine d’années déjà et son catalogue a pris direction et ampleur. Sont parus récemment plusieurs livres. Petits ouvrages ivoire à six euros, d’une facture parfaite, tirés entre 200 et 250 exemplaires, les objets sont déjà superbes. Les textes ne le sont pas moins. Signalons la très belle traduction par Demangeot lui-même de sonnets de Shakespeare J’avais du temps vorace l’inquiétude, et le très étonnant Casse-tête de Nicano Para, entre autres (mais tous mériterait citation).
J’en choisis deux, pour exemples : Je veux partager le pain avec les fous de Christine Lavant et Lettre d’amour de Martine Broda. La première est un écrivain autrichien née en 1915 et morte en 1973, rongée par une grande fragilité physique (quasiment aveugle, souffrant des poumons, perdant l’audition d’une oreille après une otite) autant que psychique, internée après une grave dépression. Les photos la montrent très émaciée. Toutefois elle construit peu à peu un très puissant travail, marqué par la spiritualité, qu’elle vit comme une brûlure. Travail qui sera reconnu par des prix (deux fois le prix Trakl). En France seuls Michel Surya avait publié Das Kind, l’enfant, et la mal née, et Orphée/la différence Les étoiles de la faim. Il reste encore beaucoup à faire !
Voici donc un petit recueil de poèmes inédits, traduits par Hugo Hengl, incendiés par la foi, de chair et de sang, très âpres. Christine Lavant (un pseudonyme) se tient comme face à Dieu, sans aucune soumission, « oublie ta création ratée, Seigneur ! », déclamant sa force et sa liberté, « mes ailes sont plus anciennes que ta patience/ mes ailes ont volé au-devant du courage ». Son univers est peuplé de la lune, de pierres, « j’aime habiter l’argile pour me faire pierre », de plomb et de rochers, et la figure de l’étoile revient souvent, à la fois comme ce qui paraît, ce qui guide et ce qui ploie sous la pesanteur de l’être, « Etoile tu tomberas, car mon courage te leste/ bien plus que moi ». Sa poésie est incroyablement pleine de colère, de mort et de meurtres « As-tu étouffé ma mère/ As-tu étranglé mon père ? », on s’attendrait à moins de violence mais Christine Lavant a lutté contre la folie et toute son écriture en porte les stigmates. Elle retient sa violence qui n’en semble que plus intense. « Trois pas chassés le long de mon cachot/ trois pas chassés en large de mon cachot/ trois vols trop hauts pour mes poumons/ et au-dessus ton éternelle corolle/t oi don divin, amour à moi ôté. » Un chien, le chien, l’étoile du chien rythme ces poèmes « Dépérie j’ai quitté le ventre maternel/ que ne m’as-tu jetée dans le soleil/ et la nuit dans l’étoile du chien ! À cause de ta mansuétude/ j’erre, à peine mûre, sur les lieux de l’incendie. » Un choc, une nécessité.
Martine Broda était poète (1947-2009), elle était aussi l’inoubliable traductrice de Paul Celan. Voici la lettre d’amour (couverture illustrée par Prune Mateo), parue précédemment en revue (Po&sie, en 2011), cette lettre méritait bien un livre. Une quinzaine de poèmes, marqués par l’absence et la figure du Prince, forcément inatteignable, s’égrènent, porté par la seule écriture « que ton nom soit un sceau sur mon cœur/ dans la crypte du texte caché ». Sans doute ce fut un amour marqué par une douleur, une impossibilité, une absence. Les poèmes sont éprouvés, il n’y est pas question de partage, de fusion, de bonheur, cependant l’amour est fort « pour aimer/ pour être un jour/ comme la flamme qui purifie l’aiguille ». Cet amour et cette poésie sont placés sous le signe de la correspondance, lettre d’amour « tu serais un lieu du langage et comme/le destinataire/je te retrouve dans le texte sensible/rayonnant comme la peau ». Larmes et insomnies ponctuent cet amour qui blesse Martine Broda, qu’elle cherche à sublimer autant qu’elle le peut. « je ne suis pas indemne », nous non plus.
Isabelle Baladine Howald