Evocation de l'Histoire effacée et de la guerre du temps, tel est, exprimé de façon désarticulée, le propos du Manifeste, qui s'ouvre par ce premier volume. D'autres suivront, au gré de l'incertitude, écrivait Frédéric Pajak en 2012, en préambule au premier volume de son Manifeste. Frédéric Pajak poursuit toujours ce propos trois ans plus tard. Le quatrième volume de son Manifeste vient ainsi de voir le jour sans que cela ne signifie que d'autres volumes suivront. Il est, comme les précédents, illustré de magnifiques dessins à l'encre de Chine.
D'autres volumes ne suivront peut-être pas, car l'avenir est, par définition, incertain, comme le Manifeste de Pajak (à moins que l'on ne croit au déterminisme). Mais il ne peut être envisagé sans liaison avec le passé. Frédéric Pajak ne se résout donc pas à ne voir subsister que le présent. Et c'est pourquoi il fait ces retours dans le passé, démarche qui ne doit évidemment pas être considérée comme nostalgique, mais comme nécessaire, rétablissement de l'Histoire et guerre du temps obligent.
Dans mon enfance, j'ai mal mangé est la première phrase de ce volume. C'est sans doute pourquoi l'auteur est sensible à la nourriture, la bonne, et qu'il s'afflige de ce qu'elle est devenue en France, où l'on parle désormais de gastronomie, mais où la malbouffe poursuit son irrésistible et historique escalade. Selon lui, par bonheur le peuple italien est un des seuls peuples à avoir conservé sa cuisine intacte:
L'Italie a atout perdu: son âme d'"enfant emmailloté", sa foi brûlante et païenne, sa passion de l'harmonie universelle; à présent ses Italiens meurent devant leur télévision - particulièrement vulgaire. Ils ne sont plus grand chose, ne s'intéressent à rien, pas même à eux. Seule leur cuisine les sauve du Jugement dernier. Plaise à Dieu qu'elle leur survive.
Changement de décor. Frédéric Pajak fait en 2014 une croisière à bord du Magnifica, un énorme navire qui appareille en novembre depuis le port de Santa Cruz, sur l'île de Ténerife, aux Canaries: Nous traverserons l'Atlantique, longerons la côte du Brésil jusqu'à Buenos Aires. Il y a foule sur ce paquebot: C'est dans la foule, remarque-t-il, que je me persuade de ne pas lui appartenir. Et c'est dans la foule que je m'abstrais et goûte le meilleur de la solitude.
Au cours de ce voyage, qui évoque La croisière s'amuse, il lit du Gobineau, plus précisément son Essai sur l'inégalité des races humaines. Il le lit ce livre redouté par les réactionnaires, haï par les progressistes, répudié par les illettrés. Peu lu, et le plus souvent pas lu du tout. Bien sûr, ce livre écrit dans un très grand style est regrettable : Vu d'aujourd'hui, sa théorie raciale est encore plus terrible. Mais c'est d'abord un livre amer, parfaitement désespéré, et désespérant. Et c'est ce qui émeut Pajak.
Pajak peut dès lors parler de l'Essai en connaissance de cause. Il n'est pas du tout ce qu'on croit, sans l'avoir lu, ou lu un peu seulement: Gobineau ne voulait en rien sauver le monde. A ses yeux le déclin de l'humanité était inexorable, et il s'en réjouissait. Nulle part il n'écrit en faveur d'une race nouvelle, pure. Au temps pour les racistes ordinaires que Gobineau méprisait! Jamais il ne laisse entendre qu'une "race supérieure" doive exterminer, réduire en esclavage ou maltraiter des "races inférieures".
Gobineau, piètre savant, avait seulement les préjugés de son temps... Quant aux antisémites, qui voient en lui un précurseur, ils se trompent lourdement sur son compte : Gobineau est plein d'une bienveillance admirative envers les Juifs. Sauf dans sa correspondance : une seule allusion à sa soeur et à Cosima Wagner - sans doute pour complaire à celle-ci: "Les Suisses sont en train de se faire manger tout vivants par les Juifs."
Pajak, avant cette lecture, n'ignorait pas Gobineau. Il avait picoré son oeuvre. Mais, après cette lecture, il approfondit sa connaissance de l'homme, de son existence comme de son oeuvre, de ses amours comme de ses idées et fréquentations. La personnalité de l'auteur de La Renaissance se dessine: c'est un gentilhomme anachronique, quelqu'un d'un grand raffinement, auquel s'ajoute un pessimisme inconsolable. Frédéric Pajak précise que Gobineau aime à répéter: "Je suis de ceux qui méprisent."
Escale à Buenos Aires. Frédéric Pajak visite l'immeuble où vécut Witold Grombrowicz de 1945 à 1963. Grombowicz, en 1960, se plaignait de la cuisine argentine qu'il considérait comme une malédiction. Retour donc au propos du début du Manifeste incertain 4 sur la nourriture. Pajak abonde dans le sens de Gombrowicz et commente:
On juge un pays, un peuple, à sa cuisine. Un peuple qui ne sait pas cuisiner reste inachevé. La bonne cuisine n'a rien à voir avec la richesse. Les pays protestants, l'Allemagne, la Suisse, l'Angleterre, la Hollande et les pays scandinaves, ne manquent pas d'argent: ils manquent d'appétit.
Pourquoi Frédéric Pajak s'intéresse-t-il à l'histoire personnelle de Gobineau, comme à celle d'autres écrivains? Il l'explique en ces termes: Chaque individu a son histoire personnelle, et celle-ci est inexorablement suspendue à l'Histoire. Même s'il l'ignore. En retour, l'Histoire lui restitue son histoire personnelle, mais transfigurée. Il l'ignore d'autant plus. Parce que l'Histoire lui est cachée. Elle lui est interdite par l'Histoire qui imite l'Histoire, l'Histoire fragmentaire, désagrégée.
Cette explication vaut pour lui-même. Il raconte comment, dernier de classe perpétuel, ballotté d'un collège l'autre, il aboutit dans une école nouvelle d'un genre très spécial, la Roseraie, à Dieulefit, dans la Drôme. La liberté y est érigée en obligation et le grand principe y est l'épanouissement de l'élève. Rien ne doit faire obstacle à la créativité de ce dernier: Nous sommes donc libres, libres d'étudier, libres d'installer ou de repeindre notre chambre à notre guise, libres de nos loisirs, libres d'aller et venir...
Cette liberté obligatoire est tout le contraire de ce que préconise un Friedrich Nietzsche, en maître d'école: Contre la déchéance de l'enseignement et de la culture de masse, il faut, selon Nietzsche, revenir aux règles, à la grammaire, au lexique. Il s'agit de réhabiliter la stricte obéissance, la soumission, le dressage. Il préconise aussi, ce qui suppose un peu de candeur, et beaucoup de désintéressement de suivre les instructions secrètes de la nature :
"L'homme vraiment cultivé possède donc ce bien inestimable de pouvoir, sans rupture, rester fidèle aux instincts contemplatifs de son enfance."
Quarante après, le 6 juin 2015, Pajak revient sur ses pas: Dieulefit: mon coeur a battu si fort par ici. J'ai respiré toute l'âpreté de son mistral. J'ai connu l'horreur de la liberté dictée, et cette illusion des choses facultatives. Mais j'ai aussi goûté à la liberté qui se gagne, la meilleure, dans nos longues escapades faites d'insouciance. Bakounine disait: "La liberté d'autrui augmente la mienne à l'inifini." Ce pourrait être une boutade. C'est la plus belle profession de foi qui soit. Mais qui veut l'entendre?
Celui qui lit Pajak et en fait son miel...
Francis Richard
Manifeste incertain 4, Frédéric Pajak, 224 pages, Les Éditions Noir sur Blanc
Volumes précédents chez le même éditeur:
Manifeste incertain 3