Un polar linguistique foldingue … comme un jeu de massacre culturel !
Voilà comment je décrirais ce roman déjanté, jouissif, plein de références délirantes et d’explications philosophiques accessibles au non-initié, et surtout d’une cruauté suprême envers la caste des intellos gauchisants qui a pollué toute ma jeunesse. Alors, il faut s’accrocher de temps en temps pour savoir qui, de Searle (John) ou Derrida (Jacques), l’emporte dans l’univers des spécialistes du langage, ou encore de quel côté il convient de pencher entre les deux traditions philosophiques qui déchirent le vingtième siècle finissant : analytique ou continentale. Et ne pas s’irriter de rencontrer des passages entiers en anglais ou en italien en version originale (les non-multilingues, dém…ez-vous).
Mais là n’est pas le cœur de cette histoire échevelée à la manière de Ian Fleming ou de Dan Brown, avec un jeune doctorant pour héros invincible (est-il une incarnation rêvée de l'auteur ?) – même s’il laisse une part de son intégrité physique dans cette aventure - qui fait équipe avec un ancien de la guerre d’Algérie.
En bref, il s’agit de récupérer un document d’une importance capitale, qui recèle une formule magique permettant d’exercer le pouvoir suprême - une sorte de pierre philosophale des temps modernes – la clé de l’emprise de son détenteur sur ses compétiteurs. C’est pour s’en emparer que le sémioticien Roland Barthes (sans accent grave sur le e, s’il vous plait !) a été renversé par une camionnette rue des Ecoles le 25 février 1980. Mais avait-il la copie de la formule magique dans sa poche ou l’original au moment de l’impact ?
Qui savait qu’il détenait le terrible secret parmi les multiples personnages de ce roman picaresque ? Michel Foucault ou l’un de ses gigolos, Régis Debray, Gilles Deleuze, Julia Kristeva, Louis Althusser et sa femme Hélène (avant que le philosophe bipolaire ne l’étrangle de ses propres mains), Bernard-Henri Lévy, Jacques Derrida, Serge Moati ? Mais peut-être aussi Giscard, d’Ornano, Poniatowski, Jack Lang, François Mitterrand, Laurent Fabius ou même Romano Prodi (j’en oublie …), qui tous viennent faire de la figuration plus ou moins active dans l’histoire ?
Comme dans tout bon roman policier, les cadavres se multiplient, les enquêteurs forment un duo rocambolesque : Jacques Bayard, l’homme des RG et Simon Herzog l’universitaire décodeur de symboles. On voyage du quartier Latin aux arcades et tours penchées de Bologne, de Ithaca (université Cornell, où l’on rencontre le professeur vedette Morris Zapp que les amateurs de David Lodge connaissent bien) à Venise, et pour la scène finale, Naples et les glougloutement sulfureux et terriblement inquiétants des solfatare.
En replongeant dans l’atmosphère si bien reconstituée de la campagne présidentielle de 1981, on ne peut se déprendre de cette intrigue aussi démente qu’érudite, qui fait toucher du doigt (c’est bien le cas de le dire …) ce que peut réaliser la force du langage, un texte à la fois classique ET baroque en diable.
En revanche, je me demande comment réagiront les protagonistes principaux de cette pochade que sont Philippe Sollers, Julia Kristeva et Umberto Eco, dont le destin est bien cruellement exposé ici …. Au commencement était le Verbe, dit l’Ecriture …. C’est le verbe qui a le mot de la fin pour Laurent Binet !
La septième fonction du langage, roman de Laurent Binet, chez Grasset, 495 p. 22 €