Vendredi, 15 hrs. Les nerfs s’emparent de mon corps, une sensation de frémissement intense m’envahit et me paralyse. Ce soir, c’est le concert de Ride. Je pense n’avoir jamais cru vivre aussi longtemps comme pour les voir un jour, ou que ce moment puisse arriver. En même temps, c’est un retour à l’adolescence, à une époque où j’avais destiné l’argent de mon premier boulot d’été à acheter quelques disques, dont SMILE (1990) de Ride et LOVELESS (1991) de My Bloody Valentine: un temps où le reste de la planète écoutait Scorpions, Metallica et Guns and Roses. C’est le drame d’avoir eu 15 ans en 1992.
Cependant, il y avait tous ces groupes psychédéliques anglais dont personne ne parlait trop en dehors de l’underground, tagués sous le nom de noise pop, mais qui allaient bien plus loin que cette étiquette. Il s’agissait d’une recherche sur le son tout y en appliquant de la technologie : des pédales d’effets superposées à l’infini pour obtenir un mur de couches sonores, sous l’influence de groupes comme Jesus and Mary Chain, Cocteau Twins ou Sonic Youth qui avaient ouvert la voie à de nouvelles expérimentations.
D’autre part, il y avait (et il y a toujours) un élan libérateur épris d’un certain romantisme très XIXe siècle, à la fois lumineux et torturé (un clair-obscur), dans la musique de Ride. Des sonorités fraiches et ludiques viennent exprimer des mélodies entrainantes (pop ?) qui s’éloignent au possible des canons classiques d’un rock devenu vétuste et ennuyeux.
Pourtant, l’avènement de formes bien plus accessibles et populaires comme le grunge ou la brit pop a condamné les groupes de shoegaze à la séparation et à l’oubli. Les adolescents rêveurs que nous étions se sont vus coupés de leur musique d’inspiration. Très peu avaient pu voir Slowdive, My Bloody Valentine ou Ride en concert à cette époque.
Dès lors, comment vivre ce concert, attendu pendant plus de vingt ans ? Ma tête tourne, plongée dans les souvenirs. Les temps où j’allais à L’Abraxas rêvant des belles filles « indie pop » qui allaient y être, sachant à l’avance que jamais je ne pourrais leur parler, tellement j’étais timide et introverti. Je peux encore sentir le vent dans la forêt des collines qui entoure l’endroit, écoutant la cassette de Ride avec mon baladeur.
Evidemment, n’importe quel autre concert ce jour-là au For Noise me semble inintéressant, même Owen Pallett. Non pas à cause d’un manque de qualité musicale, mais la nostalgie a pris le dessus : c’est une question identitaire. Je renonce donc à y aller tôt et Fai Baba semble être la première partie parfaite à laquelle arriver avant le met principal de cette soirée.
20h50. À l’arrêt de bus à Pully, un homme m’interpelle. Il doit avoir la quarantaine, il est seul. Vu l’heure et vu son âge, je sais qu’il vient voir Ride. Il me répond que oui, qu’il vient de Zurich et nous commençons à parler. En quelques minutes, j’apprends qu’il fait partie des très rares fans de shoegaze de l’époque. Ce soir-là, il est ému et content, entrain de réaliser un rêve. Les noms surgissent : Pixies, Lush, Sonic Youth. À part ces derniers, il s’agit d’une vague qui est passée trop vite et qui nous a marqué.
22h. Le bus passe trop tard comme pour aller voir Fai Baba. Dommage. Les premiers rangs de la grande scène grouillent de trentenaires et quarantenaires qui conforment une espèce très particulière, soit les outsiders de leurs temps, ceux qui écoutaient des groupes totalement ignorés du grand public. Sans internet, il n’y avait même pas de réseaux dans ce genre de musique et chaque groupe d’amis mélomanes fonctionnait de façon plutôt isolée dans chaque ville. De plus, parfois cela restait élitiste. En me parlant de la Factoria à Lausanne, avant d’y aller ensemble à l’époque, un ami m’avait averti que c’était « indie snob », donc très hype : encore des jolies filles avec qui il me serait impossible de parler.
22h30. Le concert de Ride commence au For Noise. Après une intro dub (telle est leur habitude), le premier morceau qu’ils jouent est leur chef d’œuvre, devenu presqu’une chanson manifeste : la puissante ‘Leave them all behind’ avec ses douze minutes de bruit psychédélique et ses rythmes dynamiques. Le public est plongé dans une euphorie jouissive qui involucre plusieurs générations.
Car si les aînés font partie des fans de longue date, la shoegaze est devenue « la » musique du moment, avec une redécouverte du genre par les plus jeunes qui sont ravis face à ce son si particulier et séduisant. La preuve : le nombre de groupes de shoegaze qui surgissent aux États Unis (surtout à New York) pendant ces dernières années, tel que Diiv, Beach Fossils, Whirr et Ringo Deathstarr, entre autres musiciens. En outre, nous pouvons citer le succès récent des Brian Jonestown Massacre, dont les morceaux restent assez proches des compositions de Ride.
L’interprétation de Ride pendant leur concert à Pully est impeccable. Les guitares jouent sur la subtilité et les nuances, tout en s’appuyant sur une base rythmique (basse, batterie) solide et puissante. Les anglais enchainent leurs tubes comme des perles : ‘Like a daydream’, ‘Seagull’, ‘Black nite crash’, ‘Time of her time’, ‘Mouse trap’ et ‘Taste’. Le répertoire se centre sur les trois premiers disques du quatuor : la compilation SMILE (1990), ainsi que les albums NOWHERE (1990) et GOING BLANK AGAIN (1992).
Il est étonnant à quel point cette musique semble actuelle et à quel point elle a pu resté aussi longtemps dans l’ombre, étant donné son énorme potentiel.
Les chansons planantes de Ride sont également au rendez-vous : ‘Polar Bear’, ‘Cool your boots’, ‘Chrome Waves’, ‘Vapour trail’ et ‘Dreams burn down’. D’autre part, les anglais reprennent quelques unes de leurs compositions les plus hypnotiques, bruyantes et sombres, comme ‘Paralysed’ et surtout ‘Drive blind’. Pendant cette dernière, le quatuor s’exécute à ce qu’on appelle une « section holocauste ». Cette expression a été inventée par My Bloody Valentine pour se référer à la partie d’une chanson où ils font un bruit si intense et déchainé qu’il « décime l’audience ».
Le son de Ride ce soir-là est très espacé et éthéré. Par ailleurs, le batteur est en lui-même un catalogue de breaks, qu’il additionne les uns après les autres. Entre deux chansons, le chanteur Mark Gardener reconnaît dans le public des t-shirts anciens acquis pendant leur tournée suisse d’il y a 25 ans, tandis que le batteur fait une photo de l’audience.
S’il y avait un doute par rapport à la qualité de la tournée de réunion de Ride, celui-ci est totalement écarté après leur concert. Les anglais font preuve de force et d’esprit. Leur musique pousse l’âme vers le haut. Il s’agirait d’une forme de surréalisme ascendant (celui de Breton) et non pas descendant (celui de Bataille et Artaud), si l’on peut utiliser la figure de style pour une musique ancrée dans le rêve quotidien et la perception, tel que le courant artistique mentionné.
Il est possible d’affirmer que la musique de Ride n’a pas pris une seule ride. Le quatuor a acquis une maturité qui lui va bien, avec un jeu maîtrisé et consistant.
Avec les réunions préalables de My Bloody Valentine et Slowdive, celle de Ride constitue la revanche d’une génération qui pendant vingt ans a été cruellement ignorée – pour les musiciens – et qui s’est vue privée de sa musique préférée sans pouvoir la voir interprétée sur scène ou reconnue socialement – pour le public.
Cette vague a fait de la rêverie, l’évasion et le romantisme profond un geste politique, un moyen de résistance face aux politiques ultra-capitalistes et aliénantes de Thatcher et Reagan dont le néo-libéralisme actuel n’est que la continuation.
À quand une réunion de Pale Saints ?