Avec la vague de nouvelles séries la semaine dernière, en voilà encore une sur laquelle je braque les projecteurs. Qui l’eut cru, c’est un yaoi (OH MON DIEU !) mais ne partez pas tout de suite, car c’est avant tout un thriller avec serial killer, quelque part entre Esprit Criminel, un film de David Fincher et New York Police Judiciaire : voici In These Words,de Jun TOGAI et Narcissus. Comme pour Adekan il y a deux ans, de bonnes raisons, graphiques et scénaristiques m’ont poussé à vous parler de cette histoire complexe et sombre, celle d’un docteur en psychologie à la poursuite d’un tueur en série dont il a été autrefois la victime… La seule victime encore en vie d’ailleurs.
C’est parti pour la critique !
Crimes et attachements…
Asano se retrouve donc confronté au meurtrier, lors de séances sous surveillance. Mais à peine notre jeune profiler accepte-t-il le poste que d’affreuses migraines le prennent en même temps qu’il se retrouve tourmenté, nuit après nuit, par d’étranges cauchemars. Dans ces songes, un homme dont il ne voit pas le visage le retient prisonnier et lui fait subir de nombreuses tortures et sévices : coups de poings, coups de couteaux et viols systématiques… Pourtant, ce geôlier lui murmure toujours qu’il l’aime et que, lui aussi un jour, l’aimera.
Au fur et à mesure des séances les échanges avec le meurtrier deviennent de plus en plus compliqués et Asano paraît incapable d’obtenir les informations qu’il désire ou de percer la carapace du tueur, alors que ce dernier l’entraîne dans un jeu étrange du chat et de la souris… Les mystères se font, dés lors, de plus en plus nombreux : est-ce qu’un plan des plus tordus ne se cacherait pas derrière ces interrogatoires ? Pourquoi ne sait-on pas comment le meurtrier a-t-il été déjoué et est-ce que ce coupable est vraiment celui qu’il prétend ? Qu’est-ce que ces rêves viennent faire là dedans et quel est le vrai visage qui se cache derrière ce tortionnaire amoureux ?
Le réveil risque d’être surprenant… et brutal.
Pour le plaisir… des yeux !
Tout comme son récit, l’histoire de ce titre est assez singulière puisqu’il est né au sein d’un cercle de Boy’s Love, Guilt Pleasure, qui officie quelque part sur les côtes américaines mais dont les deux auteurs, la dessinatrice Jun TOGAI aka Jo Chen de son nom d’illustratrice et la scénariste Narcissus aka Kichiku Neko, sont taiwanais à l’origine. D’abord distribué sur internet, le titre a rencontré le succès sur la toile et a fini par être publié en 2012 par une maison spécialiste du yaoi, Libre Shuppan (les amateurs peuvent voir l’impressionnante liste de publication ici) sous son nom d’origine Gen no Tsumi. Depuis il a fait le tour de l’Asie (Corée, Chine) et il est présent dans plusieurs pays d’Europe : en Allemagne chez Tokyopop et en France via l’éditeur Taïfu : le second tome est paru cette semaine justement, le 24 septembre.
Pour la petite histoire les deux auteurs sont également venus lors de la Japan Expo 2015, l’occasion pour le public de les rencontrer et pour Journal du Japon de les interviewer et le duo s’est avéré assez bavard d’ailleurs. Mais aussi ce fut aussi l’opportunité de découvrir la superbe édition collector du premier tome : un grand format (15 x 21 cm), des pages couleur qui deviennent des doubles posters recto verso, une maquette revisitée avec une reliure en tissu et un signet en tissu également, une nouveau visuel en couverture et enfin un papier de meilleure qualité (quoique celui de l’édition simple n’a pas à rougir). C’est le double du prix mais ceux qui l’ont eu entre les mains semblent vraiment apprécier.
Comme vous pouvez le voir avec ces couvertures, le dessin de Jun TOGAI témoigne d’un talent graphique indéniable, qu’il s’agisse du coup de crayon ou de la colorisation, que l’on s’intéresse à la plastique des personnages où à leur expressivité tout en subtilité. Bonne nouvelle, l’intérieur de ces deux premiers tomes est du même acabit : on profite d’une première page couleur très réussie et le reste de l’ouvrage n’est pas en reste. L’influence des comics évidente ressort par des traits épais mais fluides, une gestion des ombres très poussées avec une multitude de niveaux de gris : on sent la parfaite maîtrisé du dessin sur tablette graphique et surtout de la finition très léchée par ordinateur sur Photoshop. Même si l’on s’éloigne un peu du noir et blanc à la japonaise et que la mise en page emprunte ponctuellement une dynamique US, on reste sur un hybride à dominante japonaise, de par le chara-design, le découpage ou les angles choisis…
Un visuel sans faute donc mais le reste n’est pas mal non plus…
Tel est pris qui croyait prendre…
Après le plaisir des yeux, c’est rapidement le scénario qui prend le pas dans l’intérêt du lecteur. Tout d’abord parce que le premier tome ne commence pas par des planches mais par du texte : dix pages racontent ainsi la première rencontre présumée entre le docteur Asano et son futur bourreau autour d’un café, puis nous plonge dans le début de son calvaire. Vous l’aurez bien compris, les fameux rêves d’Asano ressemblent plutôt à des souvenirs, refoulés à priori puisque l’intéressé n’en a pas conscience. Usant d’une chronologie volontairement floue et parsemée de trous, Narcissus joue donc avec son lecteur sur l’ambiguïté des situations, sur la part de fictif et de réel dans ces rêves et sur leurs liens avec le meurtrier : ces songes sont-ils des fantasmes, des souvenirs, un mélange des deux ? Et pourquoi ces cachets et ces migraines ressemblent-ils à des indices à l’intention du lecteur ?
Au delà de ce labyrinthe scénaristique et narratif assez cohérent que le lecteur prend plaisir à suivre, c’est aussi toute une psychologie très complexe que l’on prend plaisir à appréhender, morceau par morceau : celle du docteur Asano. Ce professeur à la plastique irréprochable et à l’intellect sans faille est pourtant quelqu’un de froid – et à la beauté glaciale, d’ailleurs – toujours distant et avant tout maître de soi. D’où sa volonté de ne pas se briser face aux assauts et tortures répétés de son ravisseur dans le premier opus. Mais lors des entretiens avec le prévenu, le psychologue ne parvient plus à analyser froidement la situation et se prend à jouer un jeu dangereux qui l’amène au bord du gouffre. Néanmoins, dans ce premier temps, il est la pauvre victime aux yeux du lecteur. Pourtant, c’est une personnalité beaucoup plus sulfureuse et dominatrice qui nous est offerte dans le second volume, où l’on voit le docteur façonner son monde et les gens qu’il rencontre selon ses propres règles.
Après avoir vu comment le chaos l’a envahi et les tentatives pour le briser on revient donc sur l’homme tel qu’il était au départ… Une déconstruction / reconstruction très intéressante sur le plan psychologique, qui apporte pas mal de moments inattendus pour le lecteur. A la fin du second tome on commence enfin à comprendre Asano (en tout cas le croit-on) : c’est un homme qui refuse la domination psychologique car il aime en jouer lui-même, avec brio, mais il accepte au contraire la domination physique… Voici un vrai challenge pour un serial killer et psychopathe d’envergure !
La violence, car qui dit viol dit forcément violence, vient plutôt de l’affrontement des esprits que des corps, entre Asano et ses partenaires. Avec son ravisseur, il refuse la soumission et l’exprime à chaque rapport, quitte à dire ses quatre vérités à son ennemi et à se prendre des coups de couteau ET une franche sodomie en retour. La fréquence et la longueur des rapports attaquent d’ailleurs sérieusement la volonté de notre médecin et on ressent page après page son épuisement dans cette guerre psychologique.
Dans le second tome, autre décor puisqu’on a le droit a des relations consenties et un embryon de romance. Mais là encore le comportement demeure prépondérant avec des rôles dominants /dominé au cœur du débat. En résumé, l’esthétisme et les enjeux intellectuels de ces moments feront que, même s’ils vous laissent de marbre physiquement, ils ne sont pas dénués d’intérêt. Et pour ceux que ça intéressent, alors là, ce sera double jackpot.
Le succès ou au moins l’engouement autour de In These Words n’est donc pas sans raison et il mérite d’aller au delà d’une simple classification sulfureuse: en deux volumes, ce seinen a déjà mis en place un scénario bien élaboré et intriguant, à l’image de son personnage phare, complexe, dont la sexualité est l’une des composantes révélatrices et donc utile au titre. Le yaoi est un peu la cerise sur le gâteau pour les amateurs et amatrices mais il serait dommage que cette caractéristique soit pour vous rédhibitoire et vous fasse rater un titre visuellement superbe et scénaristiquement prenant. Laissez vous tenter par la couverture, et ouvrez-le !
Fiche descriptive
Titre : In These Words
Auteur : Jun Togai / Narcissus
Date de parution du dernier tome : 24 septembre 2015
Éditeurs fr/jp : Taifu/ Libre Shuppan
Nombre de pages : 240 n&b et couleur
Prix de vente : 9.99 €
Nombre de volumes : 2/2 (en cours)
Visuels : In These Words © Guilt|Pleasure 2012 / Libre Publishing Co., Ltd..
Pour en savoir plus sur le titre et ses deux auteurs je vous conseille leur site internet, leur tumblr, leurs comptes Twitter : Jun TOGAI, Narcissus. Vous pouvez aussi vous tenir informé sur le groupe Facebook (privé) de Guilt Pleasure, tenue par la traductrice française de l’oeuvre !