La première phrase d'un roman est souvent significative. Celle, par laquelle débute Sur ses pas, le dernier roman de Jean-Bernard Vuillème, l'est singulièrement parce qu'elle en est la clé :
Tout a commencé le jour où Pablo Schötz a ouvert un tiroir en quête de punaises et qu'il est tombé sur une clé dont l'étrangeté lui a sauté aux yeux.
En effet Pablo décide à la suite de cette découverte d'aller au-devant de son passé et de revisiter les différentes demeures où il a vécu. Le prétexte étant, pour lui, de trouver à quelle serrure peut bien correspondre cette étrange clé et, pour les actuels occupants de ces différents lieux, l'écriture d'un roman dont il est le protagoniste.
Pablo est un enfant du demi-siècle passé - il est né en 1950. Aussi ce périple dans son passé est-il l'occasion pour lui de témoigner de décennies pendant lesquelles le monde a encore particulièrement évolué par rapport aux décennies précédentes et au cours desquelles sa vie personnelle a subi des inflexions qu'il n'a pas toujours maîtrisées, à commencer par sa naissance, ou plutôt sa conception.
Romancier lui-même, après avoir été journaliste dans la presse régionale neuchâteloise, Schötz ne veut pas écrire ce dernier roman dont il sera le personnage principal. Tant bien que mal il arrive à convaincre un de ses collègues, qui deviendra néanmoins son ami, de tenir la plume à sa place, en toute liberté. C'est le contrat non écrit, qu'il a parfois quelque mal à observer.
Chaque chapitre de ce roman est précédé d'une épitaphe. Il s'agit à chaque fois de résumer, en une phrase laconique et circonstancielle, une étape de la conquête spatiale effectuée par la NASA et de situer dans quel contexte temporel se situe alors l'occupation par Schötz d'une de ses anciennes demeures. C'est en quelque sorte la conjonction de l'espace et du temps.
S'il arrive encore que des personnes habitent la même maison toute leur vie - le narrateur en donne un exemple -, c'est de moins en moins vrai. Cela correspond à une plus grande mobilité des personnes, dans tous les sens du terme, qui caractérise l'époque, due, notamment, aux changements de situations professionnelles et familiales, telles que décompositions ou recompositions.
Pablo va donc, au gré des étapes de sa vie et de celles de la NASA, changer d'habitation un certain nombre de fois, pour ne pas dire un nombre certain, et, en retournant sur ses pas, faire la connaissance, ou pas, de celles ou ceux qui lui ont succédé dans leurs murs et qui ne réserveront pas toutes le même accueil à cet original, qui fait une intrusion inopinée dans leur intimité et veut scruter leurs intérieurs.
Le narrateur, qui devient à son tour un personnage du roman qu'il écrit pour le compte d'autrui et qu'il signera pourtant seul, observe, chemin écrivant, qu'il est important de trouver la juste mesure lorsqu'on remonte le cours du temps et que l'on pénètre dans d'anciens chez soi devenus des ailleurs malgré la pregnance de sa propre mémoire entre les murs des autres:
Rester le temps nécessaire pour s'intéresser aux habitants actuels et en même temps retrouver en soi celui qui vivait ici, célébrer le présent avec son hôte et simultanément éprouver le passé de toutes ses fibres comme si aujourd'hui et hier ne faisaient qu'un et que le temps s'abolissait dans la synthèse d'un retour. La bonne mesure dépend des lieux et des gens, de leur disponibilité et de leurs états d'âme.
Ce vaste programme est suivi scrupuleusement par Pablo. De temps en temps il dépasse les limites, indispose, mais il sait alors faire marche arrière. Il sait se montrer persévérant quand les obstacles se dressent devant lui, mais il sait aussi battre en retraite quand il sent bien que c'est peine perdue de s'obstiner.
La clé prétexte à cette histoire trouvera-t-elle serrure à son panneton?
Les clés inutiles ne quittent pas leurs serrures et ne se perdent donc jamais, tandis que les clés retrouvées par hasard deviennent obsédantes à force de ne correspondre à rien, comme si le monde avait tellement changé que les objets les plus courants de la vie quotidienne s'étaient métamorphosés en curiosités archéologiques.
D'une demeure l'autre, le récit aboutit à l'actuelle qui n'est pas forcément la dernière de Pablo Schötz. En bon romancier, qui a su reconstituer avec bonheur, et parfois malice, la fresque d'une époque et de l'existence, sertie en elle, de son personnage principal, le narrateur y réserve une surprise, qui pourrait permettre, qui sait, à la clé de tomber un jour entre les mains d'un être qui s'en servirait pour ouvrir une porte, dans un univers inconnu, sans murs et sans maisons.
Francis Richard
Sur ses pas, Jean-Bernard Vuillème, 256 pages, Zoé