Poezibao publie aujourd’hui un ensemble autour d’Eugenio De Signoribus, préparé par Jean-Charles Vegliante.
Comme Zanzotto avant lui, comme le plus jeune Mario Benedetti d’une certaine façon, De Signoribus a souvent été jugé « inclassable » par la critique italienne – soucieuse de catégories, styles, générations, voire écoles –, et à ce titre parfois relégué en marge des vastes bilans dont la poésie contemporaine fait périodiquement les frais ; exclu même, jusqu’à une date récente, de certaines Anthologies. C’est qu’il a cherché patiemment sa voie en solitaire, pour ensuite la marquer, la creuser et la suivre de manière originale, indépendante, fort d’une nécessité intérieure et de quelques soutiens amicaux, devenus en se multipliant, au fil de publications fréquentes, ce qu’on peut nommer un lectorat. C’est que De Signoribus partage avec les deux autres poètes cités une exigence qui a pu décourager, au début, des lecteurs davantage sensibles à la distrayante habileté verbale, au citationnisme ambiant (en Italie), ou à l’entraînement un peu facile de la narration ; aux jeux dits iconoclastes avec la langue ; à une certaine suggestion rhétorique aussi, totalement absente de son œuvre. Celle-ci, déjà rassemblée dans le fort volume des Poesie (1976-2007), Garzanti ‘Elefanti’, 2008, auquel il faut ajouter au moins Trinità dell’esodo, id. 2011, n’est pas d’un abord facile, mais telle la grande beauté peut « saisir » le lecteur « aux cheveux » (Emily Dickinson), pour le laisser aussitôt désemparé devant un message qui fait manifestement signe, qui lui fait signe sans être tout à fait « compris », et une langue évidemment « hospitalière » (Edmond Jabès), fraternelle, sans être celle que l’on croyait plus ou moins connaître. Le traduire, éminemment, en sait et en communique quelque chose. C’est que son « hospitalité » est faite de pièces et de morceaux, en un plurilinguisme douloureux, d’après quelque catastrophe collective et intime, un peu comme chez Amelia Rosselli ; sauf qu’ici, la multiplicité est endogène, puisée aux langages banals du libéralisme médiatique et aux dialectes encore un peu vivants de la bariolée Péninsule. Sauf que, derrière de rares lapsus (ou fausses glissades), celui qui essaie de vraiment lire, et « dans tous les sens », demeure touché et comme transi, à une profondeur où n’affleure qu’à peine la parole, où le blanc est porteur de toute menace ou consolation, où peut-être dans ce silence même qu’il « faut taire » gisent des mots – au bord du mutisme –, susceptibles – presque muets – de dire le rien. Quand « vacille dans le noir même le nu penser / le plus élémentaire conseil » (Case perdute).
« Par les routes internes »
l’aube est couchée encore
sur le bord noir…
qu’elle se soulève alors
je veux, en désespoir !…
Invocation
grise abbaye écoute
le hurlement des mots
sous la lisse couette !…
leur forme et leur repas,
mortel usage et outre !…
Le marcheur
le marcheur des routes internes
arrive par nuit noire à une tente
au fond d’une rêche languette…
au delà, bée hirsute un précipice
d’un côté s’ouvre une dense sylve
et de l’autre se pose un vallon
(sur sa carte, y est marqué un point
avec nœuds et cordes,
à savoir hanté de sourdes bandes
qui vous laissent un passage sans repos
et vous escortent sur la voie contraire…)
il est fatigué et se frotte les yeux
et avec crainte guette à la fissure
et entrevoit dans le creux une figure
et une autre figure et encore une
étendues sur l’unique doublier…
il s’assied, dos sur la cour vile,
plaque son visage sur l’ouverture
et comme tranché par une hache
observe le sommeil d’autrui fébrile
Le premier dormeur
l’un, fœtal, dort,
à la fois respiration et apnée
accusation et pénitence
mémoire arrachée et idée
luisante mais bannie…
pourquoi ainsi s’attester
alors qu’il est un vieux désormais ?
dans l’inconscience il souffle
sur ses genoux une autre
fervente vie
Le deuxième
dort-il ? oh si une main
légère l’effleurait
comme un rose pastel
sur un papier jaune !…
comme une langue vive
sur la peau brûlée !…
la géographie du sang
viendrait à la surface…
(seule sa tempe bat
dans le corps ensaché
et sa mine éteinte
cache s’il fut heureux)
Le troisième
ne dort pas : il est empêtré
dans un enfer où de
râpes langues le haranguent
qu’il a du mal à contenir…
s’embrèchent les veines
dans la pénible querelle…
poursuit en son intérieur
une écharde à l’envers…
s’il se souvient ? oui, il se souvient !
mais tout a été instigué…
un jour, cette heure, peut-être…
mais tout est là déphasé
C’est son entrevision
(c’est son entrevision
des trois dormants ou tels…
non mus ou automouvants
sinon par rares signes :
tic ou contraction
des yeux ou doigts ou dents…
minimes traits et blessures
dans le sommeil torturant…
les voies cachées ont reçu
en don le jamais repos)
L’angoisse de la vue
le marcheur des routes internes
en l’angoisse de la vue se retire…
s’il a dormi il ne le sait
mais il sait qu’il a pleuré
il n’y a là personne
ni traces alentour…
mais quel temps a-t-il vécu ?
tout ce qu’il a reçu
est un habit effondré
qui se déforme et arrange…
la tente reste là, déserte,
et il entre dans le bois
inconnu et courbé…
Eugenio De Signoribus, Trinità dell’esodo,Garzanti, 2011, traductions inédites de J.-Ch. Vegliante
Invocazione
grigia badìa ascolta
l’urlo delle parole
sotto la liscia coltre!...
la loro forma e pasto,
uso mortale e oltre!...
Il viandante
il viandante delle interne strade
arriva a fonda notte a una tenda
in fondo a una ruvida linguetta…
oltre, s’inciuffa un precipizio,
da un lato s’apre una fitta selva
e dall’altro s’accampa una valletta
(nella sua mappa, lì è segnato un punto
con nodi e corde,
abitato cioè da sorde bande
che ti lasciano un passo senza posa
e ti scortano sulla via ritrosa…)
egli è stanco e gli occhi si stropiccia
e con timore smiccia alla fessura
e intravede nel grembo una figura
e un’altra figura e una ancora
distese sull’unico mantile…
egli si siede, schiena sul cortile,
appiccia il suo viso sulla schiusa
e come tagliato da una scure
osserva il sonno altrui febbrile
Il terzo
non dorme: egli è coinvolto
in un inferno dove
raspe lingue l’arringano
che a fatica contiene…
s’imbreccano le vene
nel diverbio penoso…
rincorre nel suo interno
una scheggia a ritroso…
ricorda? sì, ricorda!
ma tutto è sobillato…
un dì, quell’ora, forse…
ma tutto ora è sfasato
Questa è la sua vistura
(questa è la sua vistura
dei tre dormienti o tali…
mai mossi o semoventi
se non per rari cenni:
ticchio o contrattura
di occhi diti denti…
minimi eventi e traumi
nel tormentoso sonno…
le vie nascoste hanno
in dono il mai riposo)
E. De Signoribus, “Per le interne strade”, Trinità dell’esodo, Milan, Garzanti 2011
© Garzanti, Milano - 2011
Eugenio De Signoribus est né en 1947 dans les Marches – une région riche de nombreux contacts linguistiques –, à Cupra Marittima, où il vit toujours. Il a animé plusieurs revues littéraires et les élégantes éditions de La Luna, publiant aussi sa propre poésie en plaquettes et revues avant de faire éditer son premier livre véritable, Case perdute, chez Lavoro editoriale à Ancône, en 1989 (avec une note de Giovanni Giudici). Il reçoit le prix Montale. Suit Altre educazioni chez Crocetti (Milan, 1991). Les recueils poétiques se succèdent dès lors à un rythme soutenu, couronnés par d’importants prix littéraires, jusqu’au Viareggio-Rèpaci pour le volume Poesie (1976-2007) cité ci-dessus. En 2001 paraît Trinità dell’esodo (Milan, Garzanti), lui aussi couronné par les prix Dessì et Brancati-Zafferana ; entre-temps, la sortie en France de Ronde des convers (tr. M. Rueff, 2007) chez Verdier, avec une Préface d’Yves Bonnefoy, avait marqué une étape importante de sa reconnaissance internationale. D’autres traductions ont paru en français, dues principalement à André Ughetto, Thierry Gillyboeuf, Martin Rueff, CIRCE (et J.-Ch. Vegliante, Paris 3).
Dossier réalisé par Jean-Charles Vegliante qui a assuré aussi toutes les traductions, inédites. Eugenio De Signoribus sera présent (à confirmer) à une journée qui lui est consacrée à Paris, le 12 octobre prochain. (http://circe.univ-paris3.fr/FDL_PoetePelerin_2015.pdf)