Embrasse-moi

Par Jilcaplan

Concerto d'Aranjuez, une fois de plus.
Allongée,
gisante même, sur le fauteuil.
Pièce ovoïde, chaîne hi-fi dernier cri,
et les yeux du dentiste penchés sur moi,
pareils à ceux d'un poisson derrière ses lunettes aux triples verres.
Je serre les fesses, les mâchoires.
Déjà, sa main gantée de latex s'introduit entre mes lèvres,
force ma bouche à s'ouvrir
attrape ma lèvre supérieure et la retourne,
en un seul geste précis et brusque.
Dents dehors, comme ça,
je suis cheval de foire.
La sueur mouille mes omoplates et ma nuque.
Sur la tablette, une seringue,
vipère dormante.
Je pense : "dans une heure, c'est fini",
mais en attendant,
ce n'est toujours pas commencé,
et d'ailleurs, ça commence tout de suite.
Les doigts de latex prennent la seringue, la remplissent de liquide,
puis, tournés vers moi,
les yeux de poisson me fixent.
Les doigts reprennent ma lèvre,
découvrent ma gencive,
arment la seringue,
et tac
l'aiguille s'enfonce dans cette chair rose,
fragile, marbrée de fines veines bleues.
L'aiguille semble être entrée dans l'os.
Ca fait mal,
un mal de chien.
Je voudrais devenir le fauteuil.
Le liquide pénètre tous les vaisseaux
maintenant l'aiguille se retire
et mon coeur bat à tout rompre
je suis essoufflée comme après une course folle.
Pinces, écarteurs, aspirateur de salive,
un arsenal barbare s'enfonce dans ma bouche
triture, arrache, gratte, rogne, lime.
Sang, coton, rinçage, eau de Botot
je crache tout, tout, tout,
même ce que je ne sais pas, je le crache.
Deux dents.
Deux prémolaires.
Dans 3 semaines,
on me posera des bagues sur toute la surface de mon émail.
Je les garderai trois ans,
ponctués par un luxe de supplice,
resserrage, calibrage, élastiques accrochés en haut et en bas,
appareils nocturnes fixés derrière la tête, bras de métal vissés dans un mini cylindre au fond de ma bouche.
Trois ans sans recevoir le moindre baiser
"barbelé", "camp de concentration".
Trois ans à fomenter ma revanche,
dans le silence des jours et des nuits,
trois ans à regarder les autres.
Et puis, un après-midi de printemps de 1980
le concerto d'Aranjuez joue pour ma liberté.
Le dentiste aux yeux de poisson retire une à une chaque de mes bagues.
Mes dents ont repris une place acceptable,
parfaitement alignées de bas en haut, droites, rectilignes.
Cet été-là, je ne me souviens plus si j'ai embrassé quelqu'un
mais je rappelle parfaitement que chaque rire était camouflé par ma main,
ce vieux réflexe pour cacher la ferraille de ma bouche,
la charpie de mes lèvres,
la plaie dans mes joues.