Elle est facile à refermer cette porte qui mène à toi. Ce n'est pas comme si tu allais tambouriner derrière. Magie de l'écriture, de l'imagination. Il suffit que j'écrive ces mots pour que je t'entende frapper des petits coups sur ma porte imaginaire. Tu tambourinerais donc ? Mais je préfère tenir bon et cesser de me faire des illusions. Depuis que j'ai rompu notre conversation, l'idée d'écrire un livre a pris toute la place. Et j'essaye de ne pas me laisser influencer par tes réactions, ou ce que j'imagine percevoir de tes réactions. Lorsque je croise ton regard, à l'atelier, tes yeux se rétrécissent et ton sourire revenu semble poser mille questions. J'ai trouvé une technique, imparable, pour esquiver cette lumière qui émane alors de toi, et qui pourrait sans peine tout absoudre. Je fais semblant de chercher un point au dessus de ta tête, l'inspiration, puis je replonge dans mon travail.
Le travail m'aide à t'oublier, mais le travail m'inflige ta présence quotidienne. Comment s'en sortir ?
Heureusement, il y a l'écriture. Mais n'est-ce pas encore conserver un lien tangible avec toi, cette conversation que je continue là ?
Le cahier ouvert il y a quelques jours, celui destiné à mon livre, est déjà bien rempli. J'ai décidé d'être mon propre personnage, les autres sont déjà pris. J'ai finalement fait l'impasse sur mes premières années, sur l'adolescence, sur tout ce pan de mon existence qui attendait seulement que la vie commence enfin. A poser les faits sur la page, j'ai pris conscience de la fragilité de ces enfances sages et bruissantes qui espèrent avec passion et mutisme l'envol. Le premier essai vers ce qui brille est souvent rapide, brutal, et la chute inévitable. Moi aussi je me suis écrasée, je me suis brûlée les ailes, et j'ai connu la passion. La désillusion et la perte ont suivi, accrochées derrière en ribambelle. Sur un coin de la table de ma cuisine, j'ai empilé hier des photographies, celles colorées de l'enfance, ma bouille ronde, mes fossettes. Le regard naïf et confiant de la petite fille blonde qui se retourne à chaque fois vers l'objectif, étonnée, me blesse un peu. Je voudrais la couver à distance, lui prendre la main, la soulever et la prendre dans mes bras. Elle ressemble à mon fils. J'ai fait un autre petit tas avec celles qui ont capté furtivement mon corps de jeune fille, les yeux sont plus sombres, les vêtements aussi, les cheveux permanentés. Je devine les bras trop minces sous les manches longues, la clavicule près du col roulé, le sourire large qui tente de cacher le bouleversement. Il y a une photographie qui m'impressionne, j'avais oublié le maquillage de cette soirée là, et mes lèvres ouvertes écarlates sur mes dents blanches, le reste du visage qui semble disparaître autour. J'étais peut-être heureuse à ce moment là, réellement, et cette fenêtre, cette pause dans le bouleversement, dans la noyade, elle donne le sentiment sur cette image de moi qu'elle allait m'absorber entièrement. Parce que je sais combien tout était brutal alors et que disparaître sur pieds, ne pas prendre de place, oublier de manger, était aussi finalement presque facile. Je suppose que j'oscillais entre les deux, entre la peur et le bonheur, qu'il y avait bien souvent des journées joyeuses, et que cahin caha je grandissais. Est-ce que cette jeune fille était jolie ? Possible. En tous les cas, l'intensité donne à ses traits une ferveur perdue aujourd'hui, j'ai changé.
Crois-tu que cela puisse faire un livre cette oscillation, cette jeunesse qui s'interroge et la douleur des premiers émois ? A relire mes essais, les quelques pages déjà griffonnées, j'ai envie de tout déchirer, de renoncer. Il faudrait savoir mieux écrire, amener les évènements à tâtons, ne pas ennuyer, parsemer le tout d'humour et de gaieté. C'est un peu mal parti. Et puis je songe à la lumière qui émanait de toi tout à l'heure dans l'atelier, à ce qui m'attire en elle. Ecrire un livre lumineux, voilà une meilleure idée.
(Ce texte se veut la suite du dernier rédigé livre#1 Notre conversation, mais je trouve que le passage entre les deux manque de fluidité, que le ton n'est pas le même, bref ce n'est pas facile d'écrire long, dites donc.)
Une photo (de Julien Ribot), une inspiration, beaucoup d'imagination, et au final un texte... tout ça pour l'atelier d'écriture de Leiloona [clic].