L’auteur Andrus Kivirähk imagine une Estonie médiévale par le biais de fantaisies populaires de la nature de celles que l’on narre incomplètement aux plus jeunes, juste avant leur sommeil. Jean-Pierre Minaudier, traducteur français du récit estonien, parvient à retranscrire avec fluidité et cohérence un conte à priori absurde, irréel. Le XIIIe siècle revit sous les traits d’une fable l’où rôde une Salamandre millénaire, où les loups géants servent de montures et les serpents deviennent audibles et capables de dialoguer avec les Hommes. En réalité, la discussion finit par concerner un seul homme, l’unique, apte à pratiquer le langage sifflante des serpents sans pour autant disposer d’une langue bifide. Métaphores, comparaisons, et appuis historiques tapissent un propos d’une modernité troublante. Sa facilité à nous émouvoir, dans l’humour ou le portrait d’une humanité désolante, coïncide avec une prose directe, parfois répétitive dans ses dialogues.
L’homme qui savait la langue des serpents transpose l’humanité à une étape clef de l’histoire de l’Estonie. Le dépaysement de l’Europe de l’est laisse place à un instantané plus général de l’Homme en tant qu’espèce. Pris dans leur généralité, les hommes paraissent bêta, à la fois par désir de se replier sur eux-mêmes en perpétuant des coutumes dénuées de sens mais aussi en se plaçant sous la férule des dieux et de la loi des plus forts. Leemet, le protagoniste de la fiction, revendique sa dissemblance sans pourtant autant être un exemple prêt à casser l’ensemble des codes précités. Enfant au début du récit, nous voyons et nous faisons corps avec sa vision des choses. S’écrit alors une page fictive et parallèle de l’Estonie. Sa seule croyance se cristallise dans cet être légendaire mi-ailé mi-reptile de la Salamandre. En dehors, sa neutralité dogmatique autorise des messages et des interprétations qui englobent une problématique écologique, morale, et profondément pessimiste. In fine, les torts et responsabilités incombent autant les uns que les autres mais aussi le héros narrateur …
Un livre … rivé sur les coutumes et l’idéal national.
Les éditions du Tripode ont proposé une édition esthétique en Mai 2015.
« Moi aussi, j’allais l’observer, ce village, je le guettais depuis l’orée des bois sans oser m’approcher davantage. p. 25
Deux formes de vie s’entrechoquent depuis la tendre enfance de Leemet : d’une part, une existence communautaire au coeur des forêts de l’Europe de l’est, d’autre part, les premières structures villageoises encadrées de chevaliers, seigneurs et les religieux nécessaires pour évangéliser des individus essentiellement païens. Ces deux modes de vie finissent par se définir aussi opposés que possibles. Pourtant, l’harmonie fantasmée dans les deux situations est malicieusement pointée du doigt : la désertification des forêts n’est qu’une migration d’Estoniens, le plus souvent des portraits détaillés, vers le village ayant vécu ou apprécié la chaleur de leur hutte et la protection naturelle offerte par les arbres centenaires. La vie se réadapte et, dès lors, idoles et génies sylvestres se passent de mode : la religion chrétienne, celle des Puissants et des « hommes de fer » (Expression récurrente.) parait la voie du progrès, de science, de vérité.
L’oeuvre fascine par sa faculté à thématiser l’incompréhension au sein d’une communauté autrefois soudée. En référence au titre du roman, « la langue des serpents » était une connaissance précieuse pour tout Estonien vivant en forêt : elle constitue le trait d’union entre l’humanité et les animaux. Outil d’harmonie, Andrus Kivirähk martèle les raisons de son inusité : les dix sept muscles qui animent les langues de tous les hommes ont fini par s’ankyloser. L’autre muscle totalement absent, par le manque de réflexions ou de mentions, n’est autre que le cerveau. La mésintelligence entre les individus et le rapport cordial des animaux envers l’humanité devient une règle commune par l’absence de doute et de démarche intellectuelle pour se substituer par la certitude religieuse et l’existence de « on-dit » persistants tenus pour vrais.
L’écrivain s’amuse à créer des dialogues de sourds utiles à son propos, répétitifs sur la longueur, lourds à lourds. Ils soulignent stylistiquement des coutumes insupportables et violentes jugées nécessaires pour maintenir un pacte espéré entre les hommes et les dieux supposés.
L’humour est indéniable, l’imagination en grande forme, et la désaffection du bon sauvage et du beau village, également. La mort des traditions va de pair avec une réalité anthropologique : aucune pratique humaine n’est jamais figée dans le temps, elle se modifie à chaque pratique. Aux yeux du protagoniste, l‘extinction à petit feu de son enfance et de ses repères teinte l’oeuvre d’une mélancolie perçue sans jugement.
Un contenu … à l’imaginaire mélancolique.
« Ne dis pas de bêtises, les génies ne sont pas méchants. » Citation à la fin de l’oeuvre.
Les ours s’acoquinent avec des femmes, les poux se domestiquent et deviennent des animaux de compagnie au bout d’une laisse et, finalement, L’homme qui savait la langue des serpents joue et divertie au maximum notre imagination. Tant et si bien que le suspens, de l’existence ou non de la Salamandre, se maintient jusqu’à la dernière page. Le rire du lecteur est extirpé sous les expressions les plus variées de la bêtise. Sous nos yeux, la galerie des personnages gagne en animalité : la soeur de Leemet prend l’apparence d’une ourse, le grand-père adopte l’aptitude d’un serpent venimeux et sauvage …
Je ne dis rien, il finira sûrement par faire un bon paysan qui saura labourer et semer – mais pour l’instant ce n’est personne. Il a vécu comme un animal. Il n’est même pas baptisé. p. 354
La tonalité poétique n’est pas une recherche du temps perdu : elle est au contraire fixée sur un versant négatif de tout ce qui ne pourra plus être. Leemet s’accroche à son village non pas pour ses semblables mais plutôt par habitude, par le souvenir et l’inadéquation de sa pensée face à l’abêtissement de la modernité. De la forêt au village, la division se presse dans le sang, la violence, des morts gratuits à faire pâlir Le Trône de Fer de G.R.R. Martin. Aucune structure ne parait raisonnable : la raison du plus fort, aussi maussade soit-elle, parcours le livre, l’Histoire de l’Estonie et plus généralement les siècles de l’humanité.
Une citation … utile pour ses nuances.
La forêt n’est plus la même. Jusqu’aux arbres qui ont changé, ou peut-être tout simplement que je ne les reconnais plus, peut-être qu’ils me sont devenus étrangers. p. 173
Décrire Leemet n’est même pas une préoccupation de l’auteur. Éternel enfant de la forêt, il devient prisonnier de ses convictions tout en témoignant d’une forme de conscience. Ses mots simples effleurent toujours une idée rarement formulée de gestes menés en vain. Profondément, la solitude et ses tentatives pour s’en sortir se soldent par des échecs successifs : en face de lui, les hommes prosélytes le rejettent, le différencient, le haïssent. Leemet s’anime pour conserver non pas une vie rêvée mais pour défendre un compromis. Au fond, ni l’un ni l’autre monde n’est réellement convaincant. Ou idéal.
Dans L’homme qui savait la langue des serpents, Un monde s’effile au profit d’un autre en plus de 400 pages lues avec l’aisance et la profondeur d’un conte. En prenant pour témoin le dernier pratiquant de la langue des serpents, Andrus Kivirähk assume le risque d’une histoire moralement difficile et extrêmement plaisante. Sans avoir la prétention d’être historien, l’inventivité débordante rend la lecture enrichissante, culturellement intéressante et d’une pertinence mesurée. Les éditions Le Tripode accordent leur confiance à une oeuvre intrigante et ayant un sens politique particulier dans nos sociétés européennes actuelles … Un deuxième roman intitulé Les Groseilles de Novembre s’annonce tout aussi curieux, tout aussi sensé et forcément à découvrir.