~~Un amant insoupçonné
D'après UN SOIR (19 janvier 1889)
Avec Monique, ma femme, nous avons acheté à Caen une librairie qui devint vite un salon littéraire. Les lettrés de la ville venaient y causer poésie et politique. Nos habitués étaient Guy Froment, un grand garçon, un beau garçon, aux yeux complimenteurs, Christian Barbet, professeur de lettres, deux voisins, Labarre et Marcouset, et le général marquis Pierre de Brézé, soixante-dix-huit ans, héraldiste et chef du parti royaliste de la région.
Un jour, rue Saint Martin, j'ai croisé ma femme. J'en fus surpris car elle m'avait dit vouloir rester au magasin et modifier l'aménagement des rayons. elle balbutia :
-" Tiens, te voilà, quelle surprise ! ...J'allais à la menuiserie commander de nouvelles étagères. " Pourquoi mentait-elle ? J'eus alors le vif sentiment qu'elle avait un amant. Depuis cette fâcheuse rencontre, chaque fois que je m'absentais de la librairie, je me disais : ''Il va venir !'' J'étais jaloux. Ah ! Comme je regrettais l'époque de l'Inquisition ! J'aurais écrasé ses mains coupables dans des étaux d'acier. J'aurais crié : ''Allons, parle, avoue ! '' S'il restait muet, j'aurais plongé ses pieds dans une bassine d'huile bouillante afin de l'estropier à jamais.
Un jour, Monique m'a annoncé qu'un client l'invitait à déjeuner au Lion d'or. Aussitôt, j'ai pensé ''c'est Froment'' et imaginé la scène ''Dans le salon privé, une petite table ronde sépare les deux amants. Je reconnais Froment. Je l'assomme à coups de canne.'' À treize heures trente, je suis rentré dans le restaurant. Tout au fond, sur une banquette capitonnée, Monique...n'embrassait pas Froment mais Brézé, le vieux marquis ! J'en suis resté tout abasourdi. Ma femme s'était entichée d'un général débauché !
Les femmes se donnent aux jeunes, aux vieux, pourvu qu'ils soient riches ou glorieux.