La chronique d’une lignée familiale de femmes, avec en toile de fond, la Mulâtresse Solitude. Une chronique de Vincente Duchel-Clergeau à propos du roman L'Ancêtre en solitude de Simone et André Schwarz-Bart
Simone Schwarz-Bart a écrit L’Ancêtre en solitude, à partir des milliers de pages et de notes du regretté André (décédé en 2006, Prix Goncourt 1959), exhumées par une chercheuse de Jérusalem, spécialiste de l’œuvre d'André Schwarz-Bart. Le roman cosigné Simone et André Schwarz-Bart fait ainsi partie du cycle romanesque antillais que le couple avait entamé avec Un plat de porc aux bananes vertes (1967). André écrivit seul La mulâtresse Solitude, tandis que Simone publiait Pluie et Vent sur Télumée Miracle ( 1972).
La Mulâtresse Solitude est une héroïne guadeloupéenne qui lutta contre le rétablissement de l'esclavage en Guadeloupe, en 1804, sur ordre de Napoléon.
Nous suivons le destin de ces trois femmes marquées par l'esclavage: Louise, la fille de Solitude, et la mère d’Hortensia, laquelle donna naissance à Mariotte. Le roman se déroule en Martinique et en Guadeloupe entre le début du XIXème et le début du XXème siècle.
Madame de Montaignan, jeune épouse d'un planteur, arrive en Martinique et découvre, horrifiée, les esclaves à demi-nus qui travaillent dans les champs sous un soleil de plomb et sous les coups de fouet du contremaître. Elle y voit une image de l'enfer, de la damnation :
« les damnés expiaient quelque péché atroce, aussi noir et mystérieux que la surface de leur épiderme ».C’est ainsi que la couleur « noir » est associée au mal, à l’enfer et à la malédiction, et les personnages oscillent entre le désir d’échapper à cette malédiction et la soumission à la volonté divine.
A la mort de son mari, Madame de Montaignan se rend en Guadeloupe pour régler des affaires et achète Louise, fille de Solitude et encore bébé, sur un marché aux esclaves.
« Déjà, elle s'interrogeait, écoutait d'une oreille inquiète les voisins qui examinaient la petite Louise Solite, et découvraient sur ses traits d'agouti, dans les griffes serrées, creusant la paume, les songes de la malédiction inéluctable du sang. »Louise devient son animal de compagnie, avant de travailler aux champs puis dans la maison. Un peu sorcière, elle effraie les autres esclaves. Elle voit des apparitions de Jésus Christ tout en croyant aux sortilèges :
« Elle avait beau lutter, appeler des pensées saintes, ses paupières finissaient par tomber et la voilà qui devenait « volant » ou bien, qui se changeait en crabe, en chien errant de longues heures sous la lune, cherchant qui dévorer ».La lutte entre le bien et le mal, Dieu et le diable, le corps et l'esprit obère pèse surla vision du monde de ces femmes, partagées entre religion catholique, sortilèges et sorcelleries. C’est ainsi que Louise convole la nuit avec le diable en pensées:
« Et puis de l'eau se mit à couler de ses yeux, et elle pensa : c'est bon, de l'eau qui sort de vos yeux, Jésus. Et puis elle chassa la pensée de Jésus et pensa : c'est bon d'être une diablesse. »
Louise est vendue à un petit Blanc, qui la « met en case » . Elle en aura trois filles, Cléonie, Hortensia et Cydalise, à la peau chapée « petite mulâtresse, vraiment claire, une personne vraiment sauve ».
Louise évoluera de son statut d’esclave à celui d’une grand-mère qui régente la vie de ses enfants et petits-enfants. Nous suivons Hortensia, une figure énigmatique tentée par la révolte, mais qui ne l’assumera pas. Elle verra l’abolition de l’esclavage, sans que la situation apporte de changements majeurs : « On est toujours dans la canne des blancs, alors où est la liberté ; où ça ? ».
Sa fille Mariotte, née en 1885, très critique face à l’obscurantisme religieux de sa grand-mère et de sa mère, reste sensible aux sortilèges et à la présence des morts. Attirée par les lettres, elle apprend l’histoire de son aïeule Solitude de la bouche de son père présumé, Raymoninque et se met à écrire.
Le personnage de Louise nous fait découvrir le sort de l’esclave, dépossédée de son corps et de son histoire. Pas de transmission possible : ses enfants lui sont arrachés dès la naissance. Nous sommes ainsi plongés dans la sombre réalité de ces femmes asservies qui vivent un quotidien de violence et de dépossession. Leur imaginaire leur permet de transcender la réalité du quotidien.
Le roman se situe dans le registre du fantastique. Nous naviguons dans une réalité où les ombres des morts planent parmi les vivants. Le lecteur appréciera la richesse de la langue, mélange savoureux de français et de créole.
Mariotte écrit l’histoire de Solitude pour la transmettre aux générations futures. L'écriture, acte fondateur et libérateur, est une façon de témoigner sur la lutte, d’entretenir la mémoire collective et d'inciter à l'action. Après la dépossession de soi vécue par son aïeule, Mariotte opère une réappropriation de soi par l’entremise de l’histoire et de l’écriture.
Un magnifique roman !
Vincente Duchel-Clergeau
Simone et André Schwarz-Bart, L'ancêtre en solitudeÉditions du Seuil, 2015 - Prix Littérature Monde 2015 - Prix Association Écrivains de la Caraïbe 2015