Oui, ce plat est plus une aventure qu'une simple recette. Je partais dans un inconnu total puisqu'il n'existait à ce jour aucune recette de homard avec une aussi basse-température de cuisson. Peut-on d'ailleurs encore parler de cuisson ? 45 °C, c'est en dessous de la température de l'eau chaude du robinet. Pourtant, ceux qui ont dégusté un poisson cuit à 45 ° et un à 55 ° ont pu s'apercevoir que ça n'avait strictement rien à voir (c'est aussi différent que du boeuf à 57 ° et 67 °C ).
Même si tout ne me plaisait pas dans la version du homard de l'Air du temps dégusté en août dernier, j'ai été fasciné par la texture du crustacé. Habituellement, il a une chair bien ferme qui croque presque sous la dent, avec une mâche affirmée. Là, la chair était voluptueuse, fondante. Ça a été un vrai déclic. Le sommelier nous a expliqué que le homard avait été cuit avec du foin en cocotte. Il me paraissait difficile d'appliquer la même méthode. Il eût fallu que je sacrifiasse au moins une dizaine de bestioles pour trouver le juste timing...
En me basant sur d'autres expériences de cuisson avec des produits de la mer, j'ai supposé que la température pour arriver à ce résultat était une cuisson à 45 °C. Cela impliquait de ne surtout pas ébouillanter le(s) homard(s), car l'expérience aurait été de suite faussée. Il me fallait donc le "travailler à cru"...
J'ai lu (et vu) ici et là qu'il suffisait de le passer 15-30 mn au congélateur pour engourdir les bébêtes. Il faut croire que j'ai eu à faire avec des homards particulièrement résistants, puisqu'au bout d'une heure, ils étaient encore bien vifs. Ne voulant pas laisser la chair délicate des heures au congélateur, j'ai dû me résoudre à manipuler des bestioles gigotantes...
Là aussi, j'avais vu sur une vidéo qu'il suffisait de donner un grand coup de couteau au niveau de la tête. Et pouf, elle mourait. Je l'ai donc fait : elle bougeait encore plus !... J'ai donc pris la décision ultime d'arracher d'un coup sec la tête pour la séparer de la queue. Ca devrait le calmer, le homard. Ben non. La tête et tout ce qui s'y rattache bougeaient de plus belle. Et la queue remuait sévère de son côté... Il aurait fallu que je filme, tiens. On est dans le gore naturel ;-)
Mon côté bourreau prenant de plus en plus le dessus, j'ai coupé avec un ciseau à volaille toutes les pattes et les pinces et coupé par le dessous la tête en deux. Du coup, il était un peu plus calme. J'ai mis de côté le corail, jeté la poche vert claire. Et placé la tête dans une cocotte pour préparer le jus de cuisson. Et cela six fois, car j'avais six homards.
De temps en temps, j'allais voir si les queues se calmaient... En apparence, oui. Mais à peine tu les touchais, elles se repliaient sur elles-mêmes, te les faisant lâcher direct. Brrr... j'en frémis encore. A un moment, il a bien fallu me résoudre à trouver une solution. J'ai pris sur moi et j'ai embroché chaque queue pour qu'elle ne se replie plus. Les ai placées sur le dos et découpé tout le long du ventre – toujours avec le ciseau à volaille – les charnières qui lui permettent de se replier. Une fois que le ventre était nu comme la peau d'un bébé, il n'y avait logiquement plus aucun mouvement. Ouf. Je n'ai pas séparé la chair de la carapace car j'avais peur de la déchiqueter. Et puis je me suis dit qu'elle serait plus savoureuse si elle cuisait au contact de celle-ci.
J'ai placé les queues sur une assiette que j'ai filmée, et mis cette dernière au frais jusqu'au lendemain matin. Je pouvais (presque)m'attaquer au "fumet"...
Avant, il fallait que je fasse cuire les pattes et que je pré-cuise les pinces, histoire de mettre aussi leurs carapaces respectives dans ma préparation. Les pattes ont cuit deux minutes dans de l'eau bouillante, les pinces trois.
J'ai ensuite retiré la chair de celles-ci. Pour les pattes, le plus simple, c'est d'utiliser un rouleau à patisserie et de bien appuyer. Ca sort comme du dentifrice . Pour les pinces, je me suis servi du ciseau à volaille... et de ma délicatesse légendaire pour ne pas casser la chair intérieure, très fragile. Au départ, il faut tout de même être un peu brutal car il est nécessaire de tirer avant d'un coup sur la "petite pince" afin de retirer la "plume" (cartilage ressemblant à un os de seiche) qui se situe dans la "grosse". Tout ce que j'ai extirpé a été placé au frais jusqu'au lendemain.
Le fumet de homard
Les ingrédient sont réduits au strict minimum : juste une dose généreuse de beurre, les carapaces et les têtes (rincées) des six homards. J'ai d'abord fait revenir une bonne demi-heure à sec jusqu'à ce tout ait bien "cardinalisé". Puis j'ai alors couvert d'eau chaude, porté à ébullition), couvert la cocotte que j'ai placé 1h30 au four à 150 °C.
J'ai ensuite filtré finement, et j'ai mis le fumet à réduire d'environ 50 %.
Le beurre de corail
Dans une casserole, j'ai mis une louche de fumet non réfuit, 50 g de beurre et les coraux des homards, et j'ai laissé cuire en douceur une vingtaine de minutes. Puis j'ai mixé le tout pour bien homogéniser.
Les oeufs
J'avais des poches où les oeufs étaient bien formés. Après les avoir bien rincés, je les étalés sur une plaque et mis à sécher deux heures au four à 100 °C. Ils sont alors craquants avec un goût d'iode assez impressionnant.
Le lendemain
Après réflexion, pour que mes queues de homard aient la plus grande complexité aromatique possible, j'ai mélangé le beurre de homard et le fumet pour en faire un unique jus de cuisson. Pour un mariage optimal avec le vin, j'ai ajouté quelques centilitres d'huile de noisette grillée et d'huile d'arachide grillée. Dans une poche hermétique, j'ai donc mis ce mélange, les six queues de homard et les pinces et j'ai placé le tout dans le bac de mon thermoplongeur jusqu'au moment de servir. Cela doit faire environ trois bonnes heures à 45 °C.
Accompagnement
J'ai poêlé quelques dizaines de coques avec juste une giclée de vin blanc, en remuant souvent. Dès qu'elles se sont ouvertes, je les ai décoquillées. Puis j'ai filtré le jus.
10 mn avant de servir le plat, j'ai poêlé des girolles dans un peu de beurre, puis j'ai ajouté un peu du jus des coques, et juste à la fin, les coques pour les réchauffer. Et j'ai servi le tout avec les queues de homard et leur jus de cuisson.
Résultat ?
Mon rêve s'est réalisé ! La chair était telle que je l'avais espérée : moelleuse, onctueuse, juteuse, imprégnée des parfums de sa carapace et de son corail. Elle était alors assez facile à détacher de sa carapace. C'est bon à savoir pour la prochaine fois. Ca me permettre de procéder un peu différemment. Mais je n'en dis pas plus pour l'instant...
J'ai accompagné ce plat par un Meursault 2004 de Coche-Dury.Une pure merveille : un nez aérien et puissant à la fois mêlant beurre noisette, miel, agrumes, avec une petite touche de cacahuète grillée. Une bouche aussi large que longue, avec une matière douce et intense, réussissant à vous mettre dans le même temps une caresse et une baffe. Et puis une finale qui ne s'arrête vous donnant un aperçu de ce que pourrait être l'éternité (c'est pas mal, en fait). Le mariage avec la chair du homard était à tomber.