Au Liban, les protestations populaires se poursuivent malgré la répression, mais le phénomène a perdu en importance (comme on pouvait le craindre : voir le précédent billet). En Irak également, les manifestations apparues il y a sept semaines, au plus fort d’une poussée de canicule sans précédent, donnent elles aussi l’impression de suivre un cours identique : moins de monde lors des rassemblements, tentatives de récupération de la part des forces politiques locales, voire de puissances étrangères… Comme à Beyrouth, le mouvement peine à trouver sa place dans l’arène politique d’autant plus qu’il ne s’inscrit pas dans les habituels registres de la revendication. Des citoyens ordinaires innovent en posant, sans intermédiaires reconnus, des demandes qui dérangent : dénonciation de la corruption, de la gestion des services étatiques, des inégalités croissantes, critiques de la confessionnalisation…
Comme à Beyrouth également, la jeunesse est en première ligne, et avec elle une nouvelle génération d’artistes qui marque sa différence avec celles qui l’ont précédée par sa manière de vivre les événements terribles que vit la région et par son engagement aux côtés de ceux qui croient encore à un autre avenir. Dans un article récent du quotidien libanais Al-Akhbar, Hussam al-Saray (حسام السراي), jeune poète par ailleurs brillant chroniqueur de l’actualité culturelle irakienne, propose ainsi une sélection des chansons que les manifestants dans les grandes villes d’Irak ont mis en circulation dans les réseaux sociaux. Sans en rajouter dans la critique, il commence par expliquer combien « César » (القيصر), à savoir le chanteur Kadhim al-Sahir (كاظم الساهر : une très grande vedette dans toute la région), a cherché à garder le contact avec la jeunesse de son pays, avec une « opérette » intitulée justement Shebab al-Irak (sur ce genre musical, voir notamment ce billet).
Husam al-Saray passe ensuite en revue différents interprètes qui ont tous en commun de proposer une critique virulente de l’inaction des politiciens locaux. Comme à Beyrouth – (en plus du billet précédent sur ce blog, un très bon article, pour les arabophones, du site Ma3azef sur « le rap libanais : la repolitisation de la chanson engagée » – le rap est à l’honneur avec en particulier trois interprètes de Bosra chantant, durant une manifestation, un thème dont les paroles et le titre sont directement inspirés des slogans de l’heure : « Moi je suis l’Irak et vous, vous êtes qui ? »(أنا العراق من أنتم؟ : voir le clip en bas de ce billet).
En Irak comme au Liban et comme partout ailleurs dans le monde arabe, la création poétique politique se livre désormais presque exclusivement en arabe de tous les jours, tel qu’il est parlé dans chaque pays ou région. Parmi les exemples proposés (mis en lien avec l’article déjà cité), Jomaa al-Arabi (جمعة العربي) chante ainsi : On a rien que notre nationalité, tous te disent j’ai plus rien à claquer. Les partis disent qu’ils sont des réformateurs, mais ce sont tous des voleurs. Les principes, ils les vendent contre des dollars, avec ton sang, avec le mien, ils se font du lard («ما نملك غير الجنسية والكلّ يكولك معليه / أحزاب تنادي بالإصلاح وكلّ واحد منهم سفّاح يبيع المبدأ بالدولار بدمي ودمك تاجر صار » bien entendu, “le lard” c’est pour trouver une rime à dollar en français !).
Intitulé « Les artistes au cœur du mouvement : nous sommes l’Irak, vous êtes qui ? » (فنانون في قلب الحراك: نحن العراق من أنتم؟), l’article de Husam al-Saray commence par une affirmation qui peut surprendre, celle que les manifestations qui se déroulent en Irak montrent que les quarante années de destructions et de guerres qu’a traversées le pays n’ont pas ôté aux Irakiens, à la jeunesse et aux artistes qui s’expriment avec elle, toute capacité à créer.
Un point de vue qu’on entend rarement aujourd’hui.