(anthologie permanente) Conrad Aiken

Par Florence Trocmé

"M. Jones s'adresse au miroir" 
 
M. Jones 
   ainsi c'est toi 
 
Le miroir 
   oui c'est moi 
 
M. Jones 
   mais je suis plus 
   que ce que je vois 
 
Le miroir 
   qu'est-ce que tu es alors 
   si tu es plus que cela ? 
   un manteau un col 
   et un chapeau 
 
M. Jones 
   un cœur aussi 
   une âme aussi 
   une volonté aussi 
   qui connaît son but 
 
Le miroir 
   tu es un rasoir 
   sur une griffe 
   et plus que cela 
   je n'ai jamais vu 
 
M. Jones 
   bien plus que cela 
   je suis un esprit 
   dont les errances 
   sont sans borne 
   au sud au nord à l'est 
   et à l'ouest je vais 
   et toutes choses sous dieu 
   je connais 
 
Le miroir 
   parle si tu dois 
   mais je me méfie 
   et tout ce qui brille 
   n'est que poussière 
 
M. Jones 
   mais je me rappelle 
   ce que je vois 
   et ça, aucun miroir 
   ne le peut 
 
Le miroir 
   eh bien, M. Jones, peut-être vaut-il mieux,  
   comme moi, être un bon oublieur 
 
M. Jones 
   comment peux-tu connaître ce qui se passe 
   derrière cet os frontal brillant de chair ? 
   Ici le monde et dieu deviennent 
   par toute leur profondeur une simple somme. 
 
Le miroir 
   eh bien, garde la monnaie M. Jones 
   et, si tu peux, garde cerveaux et os, 
   mais quant à moi je préfèrerais être 
   inconscient, excepté quand je vois. 
 
Conrad Aiken, Poème tiré de "La venue au jour d'Osiris Jones". Trad. Philippe Blanchon) 
 

 
"Rapport d'un étudiant en médecine chargé de l'examen du cas de M. Jones" 
 
Faciès 
   jaunâtre et quelque peu défait, épuisé et pâle, 
   intelligent, sans cyanose marquée : 
   les lèvres cependant pâles et légèrement bleuâtres. 
   Aucune veine proéminente, pas de jaunisse ni d'œdème. 
   Les yeux sont enfoncés largement cernés de noir ; 
   avec conjonctivite, pâles ; gencives, sans affection ; 
   aucune ride bleue ni spongiosité. Langue… humide ; 
   avec dépôt jaunâtre… L'oreille droite laisse apparaitre 
   de l'herpès sur le lobe. 
Cou 
   aucune grosseur ; pulsation normale. 
Poitrine 
   dans l'ensemble, symétrique. 
   mouvements respiratoires, réguliers. 
   Régions supra-claviculaires (et infra-claviculaires) 
   sans signe spécifique causé par l'anémie. 
   Aucun battement visible du cœur ni de l'apex. 
(...) 
Auscultation 
   en ce qui concerne la poitrine, rien d'anormal 
   n'était audible dans l'un ou l'autre poumon. 
   Le battement de l'apex était aussi bien perceptible 
   dans les espaces quatre et cinq. 
   Les bruits du cœur faible : difficiles à entendre ; 
   le premier, valvulaire ; le second, cliquetis. 
   Aucun murmure. Dans le coup, aucun bourdonnement veineux. 
   Aucun son de friction au-dessus du foie. 
   La rate n'a pas été auscultée pour cause de bruits de friction. 
L'éruption 
   d'abord détectée suite aux premières douleurs abdominales. 
   Sur le côté de l'avant-bras, près du poignet, 
   une contusion visible, de la taille d'une pièce de dix cents, 
   qui est passée par diverses nuances de rouge et de bleu, 
   de brun et de noir ; pelant avant de disparaître. 
 
Conrad Aiken, poème tiré de "La venue au jour d'Osiris Jones". Trad. Philippe Blanchon) 
 

La mort elle-même sous la pluie… la mort elle-même… 
La mort sous le soleil sauvage… la mort squelettique… 
J'entends le claquement de ses pieds, 
Clairement sur les pierres, doucement dans la poussière ; 
Elle se presse entre les arbres 
Faisant voler les feuilles, lançant ses mains pour saluer. 
Écoute ! Les pas immortels battent ! 
 
La mort elle-même dans l'herbe, la mort elle-même, 
Tournoyant invisible sous le soleil, 
Éparpillant des brins d'herbe, fouettant le vent, 
Déchirant des branches avec un rire malveillant, 
L'air me renvoie un long écho et je l'entends courir. 
 
La mort elle-même au crépuscule, cueillant les lilas, 
Brisant une branche à la peau blanche, 
Jetant de la pourpre sur une pelouse enchevêtrée, 
Dansant, dansant, 
(...) 
 
Dépêche-toi, rose, et ouvre ton cœur à l'abeille, 
Car la mort approche ! 
Jeune fille, lâche tes cheveux dans les mains de ton amant, 
Coiffe-les avec le clair de lune et couronne-les de feuilles, 
Car la mort approche ! 
 
La mort, énorme sur une étoile, petite sur un grain de sable, 
La mort-même sous la pluie, 
Dessinant la pluie autour d'elle comme un habit de joyaux ; 
J'entends le son de ses pieds 
Sur les marches du vent, au soleil, 
Dans les forêts de la mer: 
Écoute ! Les pas immortels battent !  
(  ...) 
Senlin a fait demi-tour devant nous au soleil, 
Et il a ri, est parti. 
Quelqu'un l'a-t-il vu quitter les portes de la ville, 
Et regarder derrière lui comme s'il désirait rester ? 
Quelqu'un, dans les forêts de du soir, 
A-t-il entendu la triste corne de Senlin jouer lentement ? 
Car quelque part, dans les mondes des mondes, autour de nous 
il s'immobilise, sans amis est seul. 
Est-il l'étoile sur laquelle nous marchons à l'aube, 
La lumière qui nous aveugle ? 
"Senlin!" crie-t-on."Senlin!" encore… pas de réponse. 
Seule l'éclat sans âme des ciels bleus. 
Pourtant on dirait, — ce n'était nullement un homme ; 
Mais un rêve que nous avons fait et dont le souvenir est vif ; 
Et nous sommes fous de marcher dans le vent, sous la pluie, 
Espérant trouver, quelque part, ce rêve encore. 
 
Conrad Aiken, extrait de "Senlin : une biographie". Trad. Philippe Blanchon 
 
Biobibliographie de Conrad Aiken 
 
La version originale de ces poèmes sera ajoutée ultérieurement.