"M. Jones s'adresse au miroir"
M. Jones
ainsi c'est toi
Le miroir
oui c'est moi
M. Jones
mais je suis plus
que ce que je vois
Le miroir
qu'est-ce que tu es alors
si tu es plus que cela ?
un manteau un col
et un chapeau
M. Jones
un cœur aussi
une âme aussi
une volonté aussi
qui connaît son but
Le miroir
tu es un rasoir
sur une griffe
et plus que cela
je n'ai jamais vu
M. Jones
bien plus que cela
je suis un esprit
dont les errances
sont sans borne
au sud au nord à l'est
et à l'ouest je vais
et toutes choses sous dieu
je connais
Le miroir
parle si tu dois
mais je me méfie
et tout ce qui brille
n'est que poussière
M. Jones
mais je me rappelle
ce que je vois
et ça, aucun miroir
ne le peut
Le miroir
eh bien, M. Jones, peut-être vaut-il mieux,
comme moi, être un bon oublieur
M. Jones
comment peux-tu connaître ce qui se passe
derrière cet os frontal brillant de chair ?
Ici le monde et dieu deviennent
par toute leur profondeur une simple somme.
Le miroir
eh bien, garde la monnaie M. Jones
et, si tu peux, garde cerveaux et os,
mais quant à moi je préfèrerais être
inconscient, excepté quand je vois.
Conrad Aiken, Poème tiré de "La venue au jour d'Osiris Jones". Trad. Philippe Blanchon)
*
"Rapport d'un étudiant en médecine chargé de l'examen du cas de M. Jones"
Faciès
jaunâtre et quelque peu défait, épuisé et pâle,
intelligent, sans cyanose marquée :
les lèvres cependant pâles et légèrement bleuâtres.
Aucune veine proéminente, pas de jaunisse ni d'œdème.
Les yeux sont enfoncés largement cernés de noir ;
avec conjonctivite, pâles ; gencives, sans affection ;
aucune ride bleue ni spongiosité. Langue… humide ;
avec dépôt jaunâtre… L'oreille droite laisse apparaitre
de l'herpès sur le lobe.
Cou
aucune grosseur ; pulsation normale.
Poitrine
dans l'ensemble, symétrique.
mouvements respiratoires, réguliers.
Régions supra-claviculaires (et infra-claviculaires)
sans signe spécifique causé par l'anémie.
Aucun battement visible du cœur ni de l'apex.
(...)
Auscultation
en ce qui concerne la poitrine, rien d'anormal
n'était audible dans l'un ou l'autre poumon.
Le battement de l'apex était aussi bien perceptible
dans les espaces quatre et cinq.
Les bruits du cœur faible : difficiles à entendre ;
le premier, valvulaire ; le second, cliquetis.
Aucun murmure. Dans le coup, aucun bourdonnement veineux.
Aucun son de friction au-dessus du foie.
La rate n'a pas été auscultée pour cause de bruits de friction.
L'éruption
d'abord détectée suite aux premières douleurs abdominales.
Sur le côté de l'avant-bras, près du poignet,
une contusion visible, de la taille d'une pièce de dix cents,
qui est passée par diverses nuances de rouge et de bleu,
de brun et de noir ; pelant avant de disparaître.
Conrad Aiken, poème tiré de "La venue au jour d'Osiris Jones". Trad. Philippe Blanchon)
*
La mort elle-même sous la pluie… la mort elle-même…
La mort sous le soleil sauvage… la mort squelettique…
J'entends le claquement de ses pieds,
Clairement sur les pierres, doucement dans la poussière ;
Elle se presse entre les arbres
Faisant voler les feuilles, lançant ses mains pour saluer.
Écoute ! Les pas immortels battent !
La mort elle-même dans l'herbe, la mort elle-même,
Tournoyant invisible sous le soleil,
Éparpillant des brins d'herbe, fouettant le vent,
Déchirant des branches avec un rire malveillant,
L'air me renvoie un long écho et je l'entends courir.
La mort elle-même au crépuscule, cueillant les lilas,
Brisant une branche à la peau blanche,
Jetant de la pourpre sur une pelouse enchevêtrée,
Dansant, dansant,
(...)
Dépêche-toi, rose, et ouvre ton cœur à l'abeille,
Car la mort approche !
Jeune fille, lâche tes cheveux dans les mains de ton amant,
Coiffe-les avec le clair de lune et couronne-les de feuilles,
Car la mort approche !
La mort, énorme sur une étoile, petite sur un grain de sable,
La mort-même sous la pluie,
Dessinant la pluie autour d'elle comme un habit de joyaux ;
J'entends le son de ses pieds
Sur les marches du vent, au soleil,
Dans les forêts de la mer:
Écoute ! Les pas immortels battent !
( ...)
Senlin a fait demi-tour devant nous au soleil,
Et il a ri, est parti.
Quelqu'un l'a-t-il vu quitter les portes de la ville,
Et regarder derrière lui comme s'il désirait rester ?
Quelqu'un, dans les forêts de du soir,
A-t-il entendu la triste corne de Senlin jouer lentement ?
Car quelque part, dans les mondes des mondes, autour de nous
il s'immobilise, sans amis est seul.
Est-il l'étoile sur laquelle nous marchons à l'aube,
La lumière qui nous aveugle ?
"Senlin!" crie-t-on."Senlin!" encore… pas de réponse.
Seule l'éclat sans âme des ciels bleus.
Pourtant on dirait, — ce n'était nullement un homme ;
Mais un rêve que nous avons fait et dont le souvenir est vif ;
Et nous sommes fous de marcher dans le vent, sous la pluie,
Espérant trouver, quelque part, ce rêve encore.
Conrad Aiken, extrait de "Senlin : une biographie". Trad. Philippe Blanchon
Biobibliographie de Conrad Aiken
La version originale de ces poèmes sera ajoutée ultérieurement.