On retrouve donc d’abord l’auteur de Face au cerisier dans une belle suite de notes inédites, Le murmure de la forêt. On hésite à parler de Lèbre comme d’un diariste car si les années sont indiquées (2011 – 2014), les notes ne sont pas précisément datées et on n’a pas l’impression forte d’une chronologie. Chaque note s’émancipe, apparaît autonome, même si elle s’enracine souvent dans un quotidien précisément localisé (rues de Paris, lieux du Cantal…). Certaines notes sont nettement réflexives, jusqu’à l’aphorisme isolé (« On ne connaît pas, on croit connaître. » (p12)) ou inséré dans une note plus longue (« Une enfance sera toujours vécu de plein fouet. » (p16)). De même, la pensée domine lorsque Lèbre aborde l’histoire (résistance (p17), communisme (p15)…) ou ses lectures. A l’occasion de ces dernières, on assiste parfois à un curieux phénomène de rebonds successifs : ainsi, « recherchant des traces de Ludwig Hohl chez Peter Handke », le poète trouve chez ce dernier une phrase qui lui rappelle Jaccottet, lui-même citant Henri Thomas (p14). Ou bien lorsqu’il retrouve des vers d’Ungaretti qu’il avait cités à propos de Paul de Roux dans la préface de Fabio Pusterla à la pléiade Jaccottet (p22)… Les livres forment comme un réseau polyphonique, une mémoire vivante qui double la mémoire personnelle tout en s’y connectant.
La nature est une autre ligne thématique forte : à Paris, le rapport entre poète et nature est bridé, comme l’indique cette belle note brève : « Ville : des caniveaux de ciel. »(p15) La capacité d’observation est intacte mais elle ne saisit que des détails : la neige sur la rue Le Dantec (p12), une odeur de terre retournée rue des Cinq-Diamants, un début d’odeur de tilleul dans les parcs, ou le parfum de la glycine en fleurs passage Barrault… A l’inverse, lorsque Lèbre est dans le Cantal, la note s’ouvre à des paysages vastes de collines et de ciel. Dans les deux cas, le poète demeure un piéton, un marcheur dont l’attention sensorielle est toujours en éveil, même au plus fugace, comme les oiseaux : merle, martinet, pic, mésange, moineau, hirondelle, rouge-gorge, sitelle, geai… passent au fil des pages. Il faudrait développer d’autres thèmes encore, par exemple l’humour dans la saisie de certains détails de la vie quotidienne, l’ironie devant certains comportements contemporains, le deuil (R. Marteau, M. Bénezet, C. Bachelin…), la réflexion sur l’écriture, le souvenir personnel… On voit la variété de ces lignes thématiques, et une part du plaisir de lire vient du passage imprévisible de l’une à l’autre, à chaque note. Comme si différentes facettes de vivre étaient proposées dans des tons changeants, avec des effets de style divers. Certains croisements ou connections peuvent aussi se produire entre des notes un peu éloignées : ainsi lorsqu’on lit « …je pense qu’on écrit toujours à partir d’une faille… » (p12) et un peu plus loin « … de toute mon enfance je ne me suis jamais senti heureux… »(p16).
Le second ensemble du dossier de Phoenix est constitué par une suite de dix poèmes assez courts intitulés Air. Le premier poème décrit en quelque sorte cet élément à la fois « impalpable » et sans mémoire mais pourtant parfois porteur de « voix (…) lointaines » (p27). Le vers de Lèbre, volontiers enjambant et d’une syntaxe assez ample, n’est pas loin d’une prose mesurée, claire. Les poèmes suivants déclinent différents aspects de l’élément aérien (« pression » (p29), chaleur et froid (p32)), ou peuvent repartir du mot lui-même en développant « l’air d’un visage »(p28), ou évoquer le souvenir de l’atmosphère de la « grande pièce à vivre », dans l’enfance, avec ces « grains de poussière » brillant dans un « rayon de soleil oblique » (p31). Le quatrième poème propose une autre approche, presque alchimique : « Si chaque personne est une atmosphère / (un composé volatil de passé, de présent et d’avenir) / alors l’air est la matière de l’amour / et la jalousie le signe de l’instabilité / de cette matière si facilement inflammable. » (p30) On pense presque à une rêverie pré-scientifique comme on pourrait sans doute en trouver dans des traités sur les éléments au XVI° ou XVII°…
L’entretien avec François Bordes, qui fait suite aux poèmes, court sur une dizaine de pages. Les questions de Bordes sont claires autant que les réponses de Lèbre sont directes. Le poète retrace son parcours depuis une enfance « contrarié(e) à l’oral » jusqu’à l’adolescence et la découverte de l’écriture comme liberté, puis les publications en revues, les livres… A propos de la poésie : « le propre de la poésie, pour moi, c’est de voir qu’aucune forme n’en rend une autre caduque »( p39), « la poésie, c’est le poème ; c’est cet objet verbal posé sur la page sans quoi la poésie n’a aucune existence légale » (p40). On voit que l’humilité de Lèbre ne va pas sans des positions poétiques tranchées : ici, par exemple, la poésie n’est pas définie pas ses thèmes, ou des idées, des valeurs, un message… mais bien d’abord une affaire d’écriture, de style, de forme. On retiendra aussi ses réponses sur le travail de critique littéraire et l’importance des revues.
La dernière partie du dossier comporte cinq contributions. Dans la dernière, J.B. Para témoigne de son amitié pour le poète et le collaborateur régulier d’Europe ; il souligne la « curiosité », l’ « attention », et l’infatigable travail du lecteur qu’est Jacques Lèbre. Les quatre autres contributions sont des analyses de l’œuvre poétique. Par des voies différentes, elles s’accordent sur une sorte de polarisation : l’opposition vie/mort. L’œuvre opère un retournement difficile mais nécessaire : puisqu’il y a la mort et que pour Lèbre « il n’y a d’au-delà qu’ici » (A. Lévêque), la vie sous toutes ses formes mérite notre « attention » (C. Florentin), nos « égards » (J.P. Lemaire), notre « hommage » (J. Chavanne). Alors peut être résolue la question de « l’appartenance » au monde (J. Chavanne) à travers une sorte de salut par « l’amour » (J.P. Lemaire), ou la « caresse » (au sens de Lévinas, p57) comme le développe Carole Florentin dans une belle analyse finale qui relie avec justesse et intelligence les poèmes et les notes.
Outre ce beau dossier, Phoenix permet dans ce numéro de découvrir ou de retrouver des poètes d’aujourd’hui dans la rubrique Partage des voix : Gilles Baudry, Réginald Gaillard (qui vient de publier L’échelle invisible, aux éditions Ad Solem), Patrick Le Divenah… André Ughetto salue avec émotion la mémoire de C.M. Cluny et celle de J.L. Wauthier. On retiendra aussi la « voix d’ailleurs » de Jane Hirshfield en version bilingue anglais-français, dans une traduction de Geneviève Liautard et Delia Morris.
En somme, un bien beau numéro, et peut-être l’occasion de découvrir cette revue trimestrielle de poésie.
Antoine Emaz
Revue Phoenix
Dossier Jacques Lèbre
N°17 – Printemps 2015 – 12€