Cher Réassi*,
Cela s’était passé au printemps, vers la mi-mai. L’école du quartier avait organisé une séance de bienvenue aux parents et enfants de la maternelle, pour un premier contact avec l’institution.
J’y suis allée avec ma petite famille. Il faisait bon. Ni chaud, ni froid. Juste bon. Des parents sont arrivés en voiture mais plusieurs étaient à pied et déambulaient des différentes rues et avenues vers l’entrée principale de l’établissement, le visage animé d’un sourire à la fois fier et légèrement anxieux. Il faut dire qu’ils tenaient par la main le futur de notre nation : ils étaient en mission.
Dans le hall, nous attendons quelques instants. Nous nous observons les uns les autres, toujours avec ce petit sourire. Bien vrai qu’il y avait plus de mamans que de papas, je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il y avait vraiment beaucoup de papas présents. Plus que dans les écoles de mon enfance.
Comme la très grande majorité des quartiers au pays, nous sommes dans un fief de la classe moyenne. Les petits ont des vêtements avec l’effigie de leurs héros : Spiderman, Batman, la Reine des neiges, Princesse Sofia… Certains portent déjà leur sac d’école qu’ils matcheront à la rentrée des classes avec leur boîte à lunch. Quant aux parents, ils ont sur le dos ce dont ils ont besoin pour bien fonctionner, selon leurs cultures et leurs activités du jour: des tailleurs, des robes d’été, des costumes trois pièces, des voiles, des shorts, des djellabas, des polos, des t-shirts… Mais le même petit sourire car la même grande mission.
Nous sommes accueillis dans le gymnase et le personnel se présenta, nous souhaita la bienvenue. Le jaune sur le mur me ramena aux grandes salles de l’école de mon enfance. Jaune comme le sable doré du Sahel.
Il a été demandé aux enfants d’intégrer des petits groupes en cherchant, sur les différentes listes, leur prénom écrit sur un joli post-it amusant à mettre sur leur chandail. Je lis sur le mur : Laetitia, Alexandre, Aïcha, Thierry, Mamadou, Noémie, Vinh... Un éducateur les attendait dans chaque groupe, un grand sourire aux lèvres, son prénom affiché sur son chandail. Les échanges pouvaient commencer.
Les enfants se mirent en rang, les deux mains sur les épaules du camarade qui se trouvait devant soi. Quelques-uns ne voulaient pas quitter leurs parents. Et pourtant, il faudra un jour que l’envol se fasse. Curieux de découvrir ce nouvel endroit dont on leur avait tant parlé, nos bambins se rendirent au pas dans les salles de classe où ils firent des activités avec leurs éducateurs du jour. Pendant ce temps, les parents avaient eu droit à une présentation générale de l’établissement et de son fonctionnement.
Une heure plus tard, ils nous revenaient avec une belle surprise semblait-il. Ils suivirent les consignes, se mirent en ligne face à nous : ils allaient nous offrir un spectacle ! Beaucoup ont commencé à chercher leurs parents du regard. Mais les parents surtout cherchaient leurs petits du regard. Une adorable brunette aux grands yeux méditerranéens et à la bouche en cœur se mit soudain à froncer les sourcils : sa maman était difficile à trouver dans cette grande salle. Son regard me dépassa, continua sa quête, puis revint subitement se poser sur moi. Elle me fixa avec étonnement d’abord. Je lui fis un clin d’œil d’un air amusé. Elle se détendit et continua à m’observer avec attention.
Cela s’est passé à cet instant là. Je n’étais plus à Montréal. J’étais à Dakar. C’était la rentrée des classes. J’avais reçu les bénédictions en arabe de mon arrière-grand-mère sur sa natte de prière. Arrivée à l’école, je passais par la chapelle pour demander les bénédictions en latin d’un Père Mariste qui me les donnait, amusé et ému. Je me dirigeais ensuite vers la cour de récréation près de ma classe et j’attendais que la cloche sonne. C’était là qu’Hélène, un peu anxieuse derrière ses boucles blondes et cherchant à reconnaître quelqu’un pour jouer, avait croisé mon regard. Je lui souriais alors d’un air complice. Son visage se détendit. Elle me rendit mon sourire.
C’était ainsi que quelque part, dans un univers à cheval entre Montréal et Dakar, entre deux millénaires, un éducateur pris sa guitare et donna le ton… De ma place, je montais les bras vers le haut pour suivre la chorégraphie et, toutes deux, nous entonnâmes à l’unisson :
Quand j'avais un an, tout était si grand !Quand j'avais deux ans, c'était non tout le temps !Quand j'avais trois ans, je parlais souvent !Quand j'avais quatre, j'avais toutes mes dents !Enfin… je vais à l'école !J'ai cinq ans,Je suis grand.
Réassi, cher ami, tu m’as dit un jour que l’identité ne pouvait être personnelle. Mais pour cette petite brunette québécoise au visage méditerranéen, pour tous ces parents présents, pour ces éducateurs, ce jour là, je n’étais pas associée à l’Afrique. Parce qu’il ne s’agissait pas de moi, de mon passé, mais de mon présent et en fait, surtout, de mon futur. De nos enfants. Et c’est ainsi souvent ici, dans cette ville, au quotidien. Ces moments là existent et sont donc possibles ici. Mais pourquoi ici, pourquoi cette ville ? Peut-être parce que si le manque d’eau tue, la chaleur ne tue pas. Par contre, le froid tue. Le froid ne permet pas d’être un vendeur ambulant sans papiers dans les rues. Le froid ne permet pas aux parents de laisser mendier leurs enfants dans les rues pour leur apprendre ce qu’est la vie. Car le froid ne permet pas la vie mais plutôt la survie. Et la survie d’un être social comme l’être humain ne peut se faire que collectivement. Alors nous sommes sur ce bateau montréalais qui, pour exister, ne peut se permettre le luxe d’être Le Bateau ivre de Rimbeau ou Le Sirius de Sembène.
Casey a dit un jour :
« Va falloir faire une mise à jour, la famille. On pourrait être frères, pour moi Paris c’est New York. »Elle a parlé de Paris et de New York. Elle n’a pas parlé de Montréal. Nous analysons souvent les conséquences des colonisations anglaises et françaises, en oubliant qu’Anglais et Français se sont fait la guerre sur la terre d’où je t’écris. Entre Paris et New-York, il y a un carrefour extraordinaire qu’est Montréal où se parlent les deux langues. Et cette histoire là aussi a ses conséquences. Le Québécois et la Québécoise sont, typiquement, cet homme blanc métissé et cette femme blanche métissée, qui ne se connaissent pas encore tout à fait eux-mêmes parce qu’on ne leur a pas toujours conté leur véritable histoire, celle qui commence bien avant Jacques Cartier, celle qui s’écrivait déjà dans les maisons longues iroquoises. Et ils sont encore moins conscients de la nouvelle Histoire qu’ils sont entrain d’écrire. Pour cet homme québécois et pour cette femme québécoise, il faut d’abord et avant tout survivre. Ensemble.
La rencontre prit fin. Le personnel de l’établissement nous donna rendez-vous à la rentrée, vers la fin du mois d’août. Nos petits apprendront à lire et à écrire… une nouvelle page d’Histoire.
Ndack Kane**
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