Pour capter une part de la réalité d’un moment et chasser les ombres qui hantent bien des esprits humains, il faut que le courage de l’intelligence et de la raison surmonte les épreuves de la peur. Dès lors, ces ombres peuvent éclairer comme en plein jour. Qu’on le veuille ou non, quoi qu’on en pense, le cliché du petit corps sans vie échoué sur une plage turque, tel un vulgaire détritus, a livré en mondovision tous les éléments émotionnels qui sortent de la banalisation, comme si, hélas, il fallait une photographie, celle-là plus que toute autre, pour que l’horreur devenue précisément banale et quotidienne ne soit plus perçue comme telle et que certaines lâchetés collectives s’effacent derrière la gêne, elle-même à la mesure de l’effroi provoqué par une forme de passivité devenue insoutenable.
Même iconique, une photo ne change pas le monde. Mais par la puissance d’un déclic qui arraisonne tout cerveau humain normalement constitué, une photo, comme l’histoire nous l’a souvent prouvé, modifie en revanche les consciences des hommes, quelquefois en masse. Après, ce sont ces mêmes hommes qui changent le monde…
Même tardifs, tous les sursauts authentiquement civiques et humanistes sont les bienvenus. Voilà ce à quoi, semble-t-il, nous assistons concernant le sort des migrants : à un possible basculement des opinions publiques. Le climat n’est donc plus le même, et tout laisse croire que les citoyens, sur l’ensemble du continent, sont peut-être en train de faire vaciller l’Europe-forteresse, qui porte la responsabilité d’avoir participé à ce chaos et à cette cruauté contre les droits humains élémentaires. Par l’engagement des peuples, une sorte de protection citoyenne peut se mettre en place pour briser les verrous de l’égoïsme. Les hommes du futur nous jugent déjà. Comme ils jugent les dirigeants français, qui n’ont cessé d’alimenter les logiques guerrières et s’apprêtent, dit-on, à engager une nouvelle escalade sans mandat de l’ONU. Chacun sait que ces folies sont à l’origine des terribles drames qui provoquent l’effondrement d’une partie du Proche-Orient. Il a fallu une image pour que des millions d’Européens se sentent moins seuls. Moins seuls pour combattre ce cycle infernal de l’inhumanité.
[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 septembre 2015.]