Une note de Vincente Clergeau-Duchel
Edgar Hilsenrath, né à Leipzig en 1926, fut déporté, entre 1941 et 1945, dans le ghetto roumain de Mogiev-Podolsk. Il relate cette expérience dans Nuit, son premier roman. Le roman fut publié en 1964 en Allemagne, mais retiré de la vente par la maison d'édition, à cause de la crudité des propos.Occulté pendant vingt ans en Allemagne, le roman fut publié aux Etats-Unis en 1976, et remporta un succès immédiat. Ce roman, considéré comme le chef d'œuvre de l'auteur de Fuck America, et le Nazi et le Barbier, a été publié pour la première fois en France en 2012 par les éditions Attila.
Nuit relate le quotidien de Ranek, juif roumain, déporté, dès octobre 1941, dans le ghetto ukrainien de Prokov occupé par les Roumains, où débarquent chaque jour de nouveaux arrivants. Les morts jonchent les rues, dans un paysage de ruines et de désolation, où règnent la peur, le froid, la faim, le typhus. Il faut trouver un abri la nuit, pour éviter les rafles et la police.
« Parfois il voyait un mort couché dans la boue et pensait : pas de veine mon gars. Il le pensait sans rien éprouver d'autre qu'un triomphe sans gloire : se dire que ce n'était pas lui qui était couché là ».
Ranek fait preuve d'un cynisme implacable. Pour récupérer une place dans l’asile de nuit, il case Levi, malade du typhus, expulsé du dortoir, sous l'escalier de l'entrée, sous couvert de le protéger de la police.
« L'homme n'inspirait aucune pitié à Ranek. Il voulait seulement payer l'homme en retour du profit qu'il s'apprêtait à tirer de sa situation. Il faisait rarement des coups tordus : seulement quand il n'avait pas le choix. »L’asile est un lieu où s'entassent les corps dans une promiscuité et une puanteur sordides. Les places sont rares et chères.
Edgar Hilsenrath décrit une lutte acharnée pour la survie, dans laquelle les êtres humains se dépouillent peu à peu de toute humanité. Tout se négocie, mais il faut trouver quelque chose à vendre. Ranek enlève à un mourant de ses chaussures, parce qu'il a faim et qu’il n'a rien à échanger : « C'est plus important que les niaiseries morales ». Aucune empathie, aucune pitié : on balance les morts par la fenêtre pour faire de la place ; une mère est obligée de vendre son corps pour assurer l’enterrement de son fils ; on regarde un homme tomber dans les latrines sans le sauver ; on attend la mort des malades pour les détrousser ; un mari prostitue sa femme pour qu'ils aient de quoi manger; Ranek arrache au marteau une dent en or sur le cadavre encore tiède de son frère. Il n'y a plus ni famille, ni amis. On troque, on vole, on viole
« pour se prouver qu’on n’est pas au bout du rouleau, qu'on est encore un homme. »
L'auteur décrit avec brio l’étau qui se resserre sur les habitants du ghetto et la perte des valeurs. De courtes scènes, terribles, se succèdent à un rythme trépidant. Le récit linéaire ne comporte aucune intrigue. Les phrases sont brèves et incisives. Les faits sont bruts. Certains personnages n'ont pas de nom : c'est le coiffeur, le portier, le boulanger, ou alors ils sont affublés d'un surnom : le Rouge, la Vieille, le Rouquin. Il règne un certain anonymat dans cette Nuit, qui étend son ombre sur le ghetto.
Il reste cependant un lieu qui grouille, dans la rue de la Pouchkinskaïa, avec son bazar, son bordel où les prostituées sont bien nourries, le salon de coiffure, la boulangerie et le grand café d’Itzig Lupu. C'est un monde de trafiquants, de profiteurs, de voleurs, de lâches. L'auteur donne à voir la misère humaine.
L'espoir n’est cependant pas absent. Parmi ces personnages se détache Deborah, la belle-soeur de Ranek, figure de la bonté et de l’amour.
« Même chez nous, le bonheur existe... Le bonheur de celui qui grelotte et trouve une couverture, le bonheur de celui qui a faim et trouve un peu de pain, le bonheur de celui qui est seul et trouve un peu d'amour ».
Ici, il n'y a pas de héros, juste des survivants.
Vincente Duchel-Clergeau
Nuit, d’Edgar HilsenrathEditions Le Tripode – février 2015Traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, 592 pages