Claude Cabanes, en 1999.
Histoire. «Pour que les médias reviennent à la vie, ils n’ont pas d’autres choix que de redevenir des êtres vivants.» Ainsi parlait, en 2012, un philosophe japonais, Uchida Tatsuru, sans savoir qu’un jour ses mots jetés à la face d’une profession elle aussi mondialisée seraient empruntés, dans son intégrité géniale, par un bloc-noteur français noyé de chagrin, qui, l’autre matin, lors d’un hommage solennel rendu à Claude Cabanes au Père-Lachaise, se demandait s’il portait sur lui d’autre vêtement qu’un lambeau de rage et de stupeur. À chaque mort d’une des grandes figures de l’Humanité – et l’ancien directeur de notre rédaction en était une, bien au-delà des couloirs de son journal où il passa plus de quarante ans –, nous convoquons l’Histoire, pour ce qu’elle nous a enseigné, le parcours personnel du défunt, pour ce qu’il nous a transmis, et une part confusément obscure de ce présent déjà distancé qui porte en lui un futur dont on ne sait, par définition, ce qu’il sera. Claude Cabanes venait d’un autre monde: le nôtre. Lisez bien «le nôtre» au sens familier du terme. Car avec Claude, mais également avec ceux qui l’ont précédé et ceux qui lui ont succédé, nous mangions à la même table, nous partagions les mêmes colères, les mêmes outrances, les mêmes révoltes, les mêmes remords et d’identiques hontes, sinon d’anciens aveuglements, et quelquefois, admettons-le, nous mêlions nos mêmes délires quand rôde sans cesse ce possible imminent, nos mêmes orgueils aussi, et surtout, car notre âme de militants est en jeu, nos mêmes fiertés d’être ce que nous sommes. Les lecteurs qui l’ont aimé pour sa flamboyance et son verbe peuvent en témoigner, nous partagions ce monde-là et cette même Histoire – et c’est par là que tout commence toujours.Combats. La mort imminente, la mort impossible, et la mort déjà passée : voilà trois certitudes apparemment incompatibles mais dont l’implacable vérité nous fait don de la première provocation à penser à notre propre possibilité d’un aujourd’hui. Disons un certain aujourd’hui, aussi avéré qu’il a pris acte. Disparaître sans mourir, c’est assez commun. Mourir sans disparaître, ce n’est pas donné à n’importe qui.Il est d’ailleurs assez rare que tant de professionnels de la profession se soient émus – et à ce point ! – du décès d’un hidalgo de la pensée, d’un séducteur des idées, d’un intellectuel de l’engagement total, celui qui, dans les cercles, et souvent les plus hostiles, ne cillait jamais et honorait sans relâche, à sa manière, les combats citoyens et communistes qui l’ont constitué, combats sans lesquels il n’aurait pas eu la trajectoire qui fut la sienne. «Chaque fois unique, la fin du monde», disait Jacques Derrida quand il évoquait la mort d’un ami qui lui était cher. Cela vient de se produire pour nous. Avec la disparition de Claude Cabanes, c’est comme si venait de basculer un monde même, une époque, une certaine origine du monde plutôt, et plus précisément encore, une certaine idée du monde, la sienne d’abord, mais la nôtre additionnée, dont nous avons la charge désormais. Ce legs s’appelle l’Humanité. Et dans le journal fondé par Jaurès, nous savons mieux qu’ailleurs sans doute l’ampleur du prix à payer pour maintenir la crédibilité de notre héritage tout en marquant notre différence, notre singularité, notre unicité, afin de se rendre indispensable dans la relation à l’autre et le rapport à la vérité. Depuis quelques années, jamais les journalistes n’ont eu à subir de tels bouleversements anthropologiques, dont la plupart nous dépassent. Admettons-le, aucun journal ne survivra s’il ne perpétue pas un puissant désir chez son lecteur, avec le mot juste, l’obstination, et des signatures identifiées qui, seules, instaurent un lien véritable avec le lecteur. Claude Cabanes était une illustre signature. Pour le dire autrement: un être vivant.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 4 septembre 2015.]