Le voilà donc, le choc de la disparition. Comme si une longue et intense course personnelle s’interrompait dans la brutalité d’une évidence nommée pudiquement «longue maladie», mais que lui-même, dans toutes nos discussions depuis des mois, appelait par son nom et son seul nom, «cancer», avec un variante bien à lui, «ce cancer en moi», comme on aurait dit un «être étranger», une «saloperie» ou une «fin de vie». Attendre l’annonce terrible, que nous savions inéluctable depuis mi-août, fut difficile. Frayeur de la sonnerie du téléphone portable, du moindre SMS. Imaginer malgré tout lui parler encore, encore une fois, comme ce fut le cas le 5 août, puis le 7 août, l’entendre dire: «Tu sais, mon petit Jean-Emmanuel, je crois que là, ça va être bien difficile pour moi…» Avant de passer à autre chose, d’évoquer, par exemple, ses éternelles craintes sur la situation politique: «Je suis très inquiet sur ce qui va vous arriver, car dorénavant je ne dis plus ‘’nous’’, car je sais ce qui m’attend.» Puis de parler et parler et parler de sa célèbre voix presque éteinte par le mal, dans un ultime enthousiasme, étincelant, du dernier livre qu’il venait péniblement d’achever. Parler tel un «passeur». Comme il le faisait toujours. Ne plus attendre, maintenant, est bien pire.
Né le 29 avril 1936 à Toulouse, Claude Cabanes vécut une enfance gersoise et apprit vite les affres de l’existence au milieu des femmes de sa famille. Son père était un héros de guerre, colonel et chef d’état-major des FTP dans le sud-ouest. Sa mère, Denise, une institutrice éperdument amoureuse des Lettres, ne l’était pas moins. Après une dispute conjugale, elle se vit confier la garde du fils et celui-ci grandit dans une certaine douceur bienveillante et éclairée. Grâce à la mère, bien sûr, qui avait toujours rêvé, telle une chimère, d'une vie d’écrivain parisienne, elle qui, disait Claude, «n'a jamais franchi, la pauvre, le mur de ses casseroles et de ses torchons». Mais également grâce à la grand-mère, Maria, repasseuse-amidonneuse, qui s’occupa de lui toute son enfance. «J’ai été élevé par des femmes magnifiques. Magnifiques et folles. A leur manière, ces deux femmes auxquelles je dois tout ont résisté à la malédiction millénaire qui accable la moitié de l'humanité.» Rien d’étonnant à ce qu’un destin de femmes soit au cœur de son unique roman, «Le Siècle dans la peau», publié en 2005 chez Maren Sell Editeurs. Il avait attendu longtemps – des décennies d’hésitations, à essayer, puis à renoncer du moins temporairement – avant que sa plume de journaliste taillée pour «brasser le monde au jour le jour» et répondre «au train fou de l’actualité» ne s’échappe enfin vers l’autre rive, celle du livre en tant que tel. Une tentative inaboutie, diront certains, inachevée assurément, comme le sont tous les romans qui prétendent dire une part du «vrai». Car avec son style mordant, son sens de la formule, sa culture classique et très irrévérencieuse, Claude Cabanes, à 69 ans, avait voulu mêler l’histoire, la politique, la sexualité, comme jadis son maître, Louis Aragon. Claude disait de son roman: «Le héros me ressemble, et pourtant, il n'est pas moi. J'ai navigué sur le fleuve de l'écriture, à la merci des courants et des remous, avec un bonheur que ne m'accorde pas toujours la rédaction d'un éditorial. Ainsi, tout y est vrai et tout y est faux...» Le vrai, le faux, autrement dit «chercher la vérité et la dire», selon la formule de Jean Jaurès, devinrent dans la vie de Claude Cabanes des objectifs tout ce qu’il y a de plus humain: parfois atteignables, jamais systématiquement. Il était sorti de l’université avec un doctorat de droit public. Mais sa conscience politique, pour ne pas dire philosophique et historique, prit corps durant la Guerre d’Algérie. Le deuxième classe Cabanes, révolté, ne sut pas se taire devant sa hiérarchie. Il osa dire son hostilité, qualifia ce conflit d’«abjecte» et d’«insensé», et émit le souhait, répété, de ne pas participer à « ce crime colonial », ce qui le conduisit tout droit dans une prison, en Algérie. Dès 1962, il devint presque naturellement un militant communiste, puis l’un des fervents dirigeants de la fédération PCF du Val-de-Marne, le département de Georges Marchais. Le feu de l’engagement total s’empara alors de lui, à toute heure, quitte à brûler ses propres vaisseaux, à se contenter de ce qui devait «se dire» et «se penser», la plupart du temps moins par discipline que par souci de classe, à s’en émanciper aussi, trop secrètement. Non pour s’en excuser mais pour l’exalter, Claude écrivit dans l’Humanité, en novembre 2000: «Je porte en moi, intacte et pure comme le diamant, douce comme la peau du ventre d’une jeune femme, brillante comme la lame du meilleur acier, la flamme de la révolte.» Le goût des mots, de la langue et de son exigence même. Les mots pour la révolte. Les mots de la révolte. Les mots, les mots… jusqu’à s’en damner.
Sous la direction de Roland Leroy, pétri de culture lui aussi, Claude donna naissance à une nouvelle formule révolutionnaire du quotidien, à l’automne 1985, symbolisée par le passage au format tabloïd. D’autres chantiers de grandes ampleurs suivront, et beaucoup d’autres formules (comme celle qu’il qualifiait de «Nouveau Journal» en 1999), avec le souci permanent de ne jamais en rabattre sur le professionnalisme au service «d’engagements qui nous dépassent tous». «Il y a toujours une réponse journalistique à chaque problème, confiait-il, il y a toujours un chemin à défricher.» Une idée qu’il avait continué de mettre au service du journal, comme éditorialiste, depuis quinze ans, après son départ de la direction de la rédaction.
Fin juillet, au détour d’une ardente et longue conversation, nous avions parlé d’Aragon (qui le hantait tant) comme métaphore d’une certaine époque de non-dits et d’accommodements à la réalité, de ses éventuels regrets. «Marx n'était pas marxiste, me répondit-il. Aragon n'était pas aragoniste. Moi non plus. Je n'aime pas les dévots. Parce que je l'ai peut-être été, un croyant...» Et il avait ajouté: «Je repense à cette phrase, dansThéâtre-Roman, qu’Aragon a publié en 1974 : "Il y a dans le verbe croire quelque chose de la croix, une amorce de cruauté"... Aragon m'a aidé à lire, à écrire, à vivre. En définitive, j'ai traqué dans cette œuvre et dans cette vie le cheminement du désastre communiste bien avant que l'empire, là-bas, ne tombe en poussière, et j'ai appris en leur compagnie à ne jamais céder, malgré tout, au mépris et au dégoût des hommes...»
A la télévision, en 1978.
Claude n’était ni une étoile filante, ni un ange, ni un dieu, ni même un dandy. Ce n’était qu’un homme, un séducteur certes, mais d’abord un homme dans toutes ses acceptions, car un homme en lui-même et par soi-même porte toutes les promesses du monde. Rien que le monde des vivants. Durant plus de quarante ans à l’Humanité, Claude incarna, par la vigueur de sa fidélité, cet homme des vivants. Avec ses fulgurances, ses bontés d’âme, ses contradictions, ses faiblesses, ses doutes et ses erreurs, que ce soit à Paris ou à Vic Fezensac, à Toulouse ou dans les arènes espagnoles, bref, partout où battait son cœur de romantique révolutionnaire, là où rugissait son aversion de l’uniformité mondialisé. «Les mots ont un pouvoir d'action sur le monde, clamait-il, ils le transforment. Ce sont les mots de la Bible, de la Déclaration des droits de l'homme, du Manifeste communiste qui ont soulevé des montagnes.» Dans son deuxième et dernier livre, «Eloge de la vulgarité», publié en 2011 aux éditions du Rocher, dont le titre résonnait comme une antiphrase, il réclamait: «Cultivons le banditisme de la pensée, l’amour du temps, le dos droit, les rêves et le linceul pourpre des désirs où dorment les dieux morts…» Un testament. Ou presque. [ARTICLE publié dans l'Humanité Dimanche, 3 septembre 2015]