par Jacqueline Chambron
Ce livre présente la vie et l'œuvre de Lilian Silburn né en 1908 et morte en 1993, une des plus grandes indianistes françaises, spécialiste du shivaïsme du Cachemire, du tantrisme et du bouddhisme.
En 1950, à Kanpur, en Inde, Lilian Silburn rencontre Radha Mohan Lal Adhauliya, un grand maître soufi; rencontre décisive qui la conduira à faire de nombreux et longs séjours auprès de lui jusqu'à sa mort en 1966.
Philosophe de formation, Lilian Silburn s'est très tôt tournée vers les philosophies orientales. Après avoir soutenu une thèse sur le discontinu dans la pensée philosophique de l'Inde, " Instant et cause ", elle fut une des premières à faire connaître en Occident les écrits des philosophes mystiques kaśmīriens. Dans le cadre du CNRS où elle fut directeur de recherches, elle a traduit et commenté de nombreux textes de diverses écoles du Śivaïsme du Kaśmir. Elle a rencontré au Kaśmir le maitre Lakshman Joo.
Composé d'un grand nombre d'écrits personnels jamais publiés à ce jour, " Une vie mystique, Lilian Silburn " est le témoignage d'une expérience extraordinaire. Ce livre nous permet de découvrir, grâce à des extraits de son journal et de sa correspondance, ce que Lilian Silburn vécut au jour le jour, en marge de tout dogme, de tout a priori, dans l'expérience vivante de la transmission de cœur à cœur.
La seconde partie du livre évoque l'atmosphère de la vie qu'elle mène au Vésinet après la mort de son maître, vie simple, active, adonnée à ses travaux scientifiques. Entourée d'amis qu'attire son efficience, au sein du silence et des formes les plus variées de la vie ordinaire, elle s'attache à leur faire découvrir la voie qui lui a été révélée par son maître.
Illustré par des photographies, l'ouvrage comporte des témoignages variés qui complètent le regard porté sur cette personnalité hors du commun. On trouve aussi beaucoup d'extraits de son journal (inédit) et des extraits de sa correspondance.
Cette " Vie mystique " nous révèle une des femmes les plus exceptionnelles du 20 ème siècle, proche par sa culture, sa liberté et sa compréhension intérieure de la mystique de l'Inde d'une Alexandra David-Neel .
Un livre à ne pas manquer.
Lilian avec son Guru
Extrait d'une lettre de Lilian à un ami:
Ne croyez pas que c'est par négligence que je ne vous ai pas écrit depuis deux ans que je suis en Inde mais la première année je n'aurai pu vous décrire que la beauté du Kaśmīr, mon amour de l'Inde, c'était déjà trop.
Puis la seconde année cela devint impossible car en avril dernier j'ai rencontré ici à Kanpur, par un miraculeux concours de circonstances ce qu'on nomme ici un guru, un guide spirituel et ce que j'ai tant désiré depuis le Crotoy et même avant, je le réalise... et bien au-delà de mes plus folles espérances.
Jamais je n'avais espéré trouver un tel mystique et saint et non pas un, mais plusieurs : son père fut un saint, son guru, un soufi de près de cent ans vit encore, son oncle, merveilleux également est mort, son frère aîné est également très grand, et il y en a d'autres...
Du fond du cœur, c'est saint Jean de la Croix que je désirais retrouver, l'humilité chrétienne, le dénuement intérieur au-delà de toute vision etc.
En avril dernier je suis venue pour la première fois chez le guru, mon esprit critique alerté et je l'ai soumis comme les autres à de nombreuses épreuves ; inutile de vous dire que les photos et écritures de sa famille et de ses maîtres m'ont émerveillée.
[...] J'étais à un pèlerinage fameux dans le nord à Hardwār je nageais dans le Gange quand j'ai été plongée en śānti*, une paix qui n'est nullement dans le prolongement de ce que nous pouvons éprouver : douceur inouïe du contact avec son Soi, arrêt de tout souci, un sommeil yogique du corps et de la pensée mais qui laisse la conscience d'une plénitude apaisée.
Mon bonheur était tel que j'ai erré quinze jours sans boire ni manger dans la forêt pleine de fauves que je n'ai d'ailleurs jamais rencontrés, couchant sous les arbres, sous les épines blanches en fleurs je me souviens, je ne pouvais plus parler, rien ne peut vous donner une idée de cet état. C'est comme si on était avant perpétuellement misérable, assoiffé, errant, solitaire, grelottant et qu'on fût tout à coup au chaud, rassasié reposé, baignant dans l'amour, la certitude et cela se fit en une seconde, on est dans le présent sans être tiraillé par le passé ou se soucier de l'avenir. L'art n'est qu'une rosée.
Depuis j'ai vécu dans l'extase, le samādhi, mon recueillement est perpétuel, on est absorbé dans une présence merveilleuse que l'on peut nommer Dieu, elle est telle qu'on est incapable de penser à autre chose... Plongée dans l'insouciance, plénitude infinie, félicité qui dure des heures mais aussi également la nuit de l'esprit et sa torture qui est un samādhi du trop, la félicité et l'amour divin deviennent si extrêmes que l'on ne peut les supporter sans gémir. Il m'est arrivé de hurler de douleur la nuit, ma joie qui à la première seconde est merveilleuse devient une torture dès la seconde suivante par son excès même.
Inutile de parler de ces choses qui, tant que vous ne les aurez pas éprouvées, resteront lettres mortes. Mais toutes sont intenses et rien n'est dans le prolongement de ce que l'on a déjà éprouvé : la félicité par exemple est de tout l'être, corps, âme ne font qu'un, on n'est plus que masse consciente de félicité et cela pendant des heures, sans plus ni moins, félicité dans toutes les parcelles du corps...
Mais cet amour sans désir qui s'ignore est plus grand encore, il fait partie de la voie douloureuse, des nuits et peu nombreux sont ceux qui l'éprouvent, tous les autres disciples ne connaissent que la félicité. Ce fut un grand bonheur pour mon guru quand il a vu il y a un mois que telle était ma voie, semblable à la sienne...
Parfait abandon au guru ou plutôt à Dieu est requis mais cet abandon vient spontanément dès qu'on a goûté à l'apaisement et le guru ne demande jamais rien que ce que vous voulez vous-même.
Guru plutôt que Dieu car au début on n'a pas réalisé Dieu ou si on le réalise c'est sans le savoir. D'autre part toute parole, tout enseignement sont inutiles. Tout est transmis en silence. Nous ne parlons guère si ce n'est pour rire car mon guru a un grand sens de l'humour.
Comme il me faudra bientôt rentrer en France (on fait campagne pour moi pour la succession de la chaire de philosophie indienne) mon guru me fait brûler les étapes mais je dois noter soigneusement toutes mes expériences en vue de guider les autres et d'écrire également ; inutile de vous dire qu'écrire ne m'enchante guère, je ne veux plus que silence et solitude et rien ne m'intéresse plus, excepté de donner la même chose aux amis qui me semblent prêts c'est-à-dire aspirant à l'absolu, prêts à tout sacrifier pour lui. Et vous êtes l'un des premiers à qui j'ai pensé."
Lilian au Kaśmir chez le maitre Lakshman Joo