Dans son texte La Lettre volée, Edgar Allan Poe racontait l’histoire d’une lettre compromettante qui avait été dérobée à une dame de qualité par un certain « D ». On le sait, ce dernier se sachant surveillé par la police et conscient des perquisitions que celle-ci allait mener pendant son absence, décida de cacher la lettre en la plaçant bien en évidence, sur un tableau accroché au mur. Naturellement, les policiers ne la trouvèrent pas, sa visibilité étant trop flagrante pour attirer les regards.
Lorsqu’un lecteur parcourt un dictionnaire, à la recherche de la signification ou de l’orthographe d’un mot, il se comporte comme ces policiers aveugles : les bandeaux et les lettrines gravés qui l’agrémentent échappent à ses yeux. Pourtant, ces ornements déploient une foule d’informations et de symboles que nous aurions tort de négliger. Thora van Male, qui enseigne l’anglais à l’Institut d’études politiques de Grenoble, a consacré tout un livre à ces illustrations de dictionnaires anciens qui semblent d’ailleurs une particularité typiquement française.
Dans Art dico (Editions Alternatives, 160 pages, 27€) elle nous plonge avec une jubilation qu’elle sait transmettre aux lecteurs dans l’univers des lettres, des bandeaux, vignettes, lettrines et autres culs-de-lampe. Leur origine remonte aux enluminures des manuscrits médiévaux, peintes avec un soin de miniaturiste et qui en font toute la valeur. Avec l’invention de l’imprimerie, on vit disparaitre la plupart des illustrations complexes, essentiellement pour des raisons pratiques. Seuls survécurent des abécédaires ou des alphabets qui témoignent de la richesse d’inspiration de certains artistes, comme l’alphabet anthropomorphique de Peter Flötner (1534). Toutefois, de nouveaux ornements naquirent et se multiplièrent à partir du XIXe siècle, grâce aux progrès techniques apportés à la gravure par les artistes anglais.
Ouvrages par essence assez austères, les dictionnaires devinrent les supports privilégiés de ces illustrations, sans doute à l’initiative heureuse d’un éditeur désireux de les rendre plus attractifs au public. L’auteur, qui en a compulsé plus de 60, dont le plus ancien, le Dictionnaire général et grammatical de Napoléon Landais qui fut publié en 1834, en souligne le rôle principal :
« A cette époque riche en nouveautés iconographiques, une forme particulière vit le jour dans les dictionnaires français : leur principe fondateur fut le lien entre le mot et la lettre. Dans un ornement comportant la lettre A furent dessinés de nombreux objets dont le nom commençait par A, et ainsi de suite pour chaque lettre de l’alphabet. »
Pour mieux désigner ces objets, Thora van Male a recours à un néologisme : l’iconophore, qu’elle définit comme : « une image dont le premier trait pertinent est constitué par la lettre initiale du nom de son référent. Autrement dit, une image que l’on a dessinée (ou choisie) à cause de la lettre initiale de son nom. » L’intérêt de ces iconophores n’est pas seulement esthétique ou anecdotique : leur choix renseigne sur les modes, les valeurs, les symboles de leur époque, ce sont de véritables miroirs de leur temps qui « nous donnent également à réfléchir sur l’assiette culturelle présumée du lecteur. »
Un exemple permet de comprendre cette notion mieux que toutes les explications. Si l’on prend la lettre A (ici reproduite), issue du Grand dictionnaire universel Larousse publié entre 1865 et 1876, on est confronté à un paysage improbable, foisonnant, composé d’éléments hétéroclites comme autant de clichés, de clins d’œil, de symboles, de concessions faites à l’exotisme, à la Bible, à l’histoire ou à la vie quotidienne. Que voit-on ?
L’empereur Auguste sur un arc de triomphe, deux amours entourant un aigle, un aqueduc en arrière plan d’une abbaye, sur la gauche de l’image un agave près duquel se trouve un cavalier arabe, au centre, Adam parmi des animaux (dont une antilope, un âne, peut-être un alpaga ; sur la droite, un aspic), au premier plan on remarque un album, des armes (parmi lesquelles on distingue un arc et une arquebuse), des armoiries, une ancre, des instruments aratoires. Sur le jambage gauche de la lettre A, grimpe une aristoloche, les extrémités de chaque jambage sont ornées d’acanthes semblables à celles des colonnes corinthiennes. Notons que, lors de la réédition de 1890, la gravure comporta des variantes et des ajouts (l’Arche de Noé, le Christ et ses Apôtres, un alchimiste, des arthropodes et un aérostat.
D’autres éléments empruntés à la faune ou à la flore, d’autres objets encore restent à identifier afin de percer les énigmes symboliques choisies par l’illustrateur.
Chaque lettre offre ainsi au lecteur son inventaire à la Prévert (bien qu’à la lettre R, on déplore l’absence d’un raton-laveur…), une énumération digne de Borges ou de Pérec. Elle propose son lot d’énigmes, un jeu d’observation autrement plus amusant que celui des sept erreurs, avec pour toile de fond l’actualité de l’époque et des références devenues parfois hermétiques à nos yeux, car se rapportant à des notions ou des objets tombés en désuétude. Pour nous aider à en identifier quelques-uns, l’auteur, dont l’humour et l’esprit ludique ponctuent un travail érudit, propose des devinettes dont les solutions figurent en fin d’ouvrage, accompagnées d’une bibliographie sommaire et d’un glossaire bien utile.
Pour le chercheur comme pour le simple curieux Art dico représente une mine d’informations, étayées par une iconographie riche et de qualité. Après sa lecture, l’œil maintenant exercé, on a envie de se précipiter sur l’un des dictionnaires de nos grand’mères pour poursuivre la quête. Cela dit, nul n’est besoin de remonter le temps aussi loin. Si le Larousse, jusqu’au milieu des années 1950, se distingua régulièrement par l’abondance et l’originalité de ses ornements gravés (chaque période étant traitée dans le style de son époque) pour les remplacer peu à peu par des photographies, notons que cet éditeur renoua avec sa tradition première en 2005, en confiant au couturier Christian Lacroix le soin de créer une nouvelle série de bandeaux imagés, pour son édition du centenaire.
Illustrations : Alphabet anthropomorphique de Peter Flötner - Thora van Male - “A” (Larousse, 1865) - “C” (Larousse, 2005)