C'est l'un des romans les plus fascinants de la rentrée littéraire et le voici déjà sous les feux des projecteurs grâce au Prix du roman Fnac. La septième fonction du langage, de Laurent Binet, vient en effet d'être choisi pour lauréat de cette année. Ce n'est peut-être pas fini.
Laurent Binet semble avoir un faible pour les périodes de
campagne à l’élection présidentielle, quand Rien
ne se passe comme prévu – le titre du récit qu’il a consacré aux mois
précédant la victoire de François Hollande, qu’il avait suivi comme son ombre.
Des hommes de l’ombre, il n’en manque pas non plus dans son nouveau et
formidable roman, La septième fonction du
langage. Ils accompagnent François Mitterrand, du 25 février 1980 à son
élection l’année suivante.
Mais la date à laquelle s’ouvre le récit est surtout celle
où Roland Barthes, sortant d’un déjeuner avec, précisément, François
Mitterrand, est renversé, rue des Ecoles, par une camionnette de blanchisserie.
La suite, bien que très ancrée dans le réel, est le fruit d’une imagination en
quête d’un mystérieux document fournissant le secret d’une fonction encore
ignorée du langage, grâce à laquelle un politicien, par exemple, devient
convaincant à tout coup. Cela fonctionnera moins bien pour Philippe Sollers
dans le débat qui l’oppose à Umberto Eco, au sein d’une société secrète assez
cruelle pour les perdants. Au mieux, ils y perdent un doigt. Au pire… on vous
laisse découvrir.
Polar sémiologique dans lequel nous sommes guidés par un
flic ignorant, au début, et un assistant d’université connaisseur des milieux
intellectuels, de Paris aux Etats-Unis et à l’Italie, La septième fonction du langage est une gourmandise pour fins
palais, où on rit beaucoup tout en réfléchissant souvent.
Roland Barthes
détenteur d’un secret très convoité et qui serait la cause de sa mort par
assassinat plutôt que par accident, était-ce vraiment le point de départ du
roman ? Ou cherchiez-vous un événement qui vous permettrait d’utiliser la
sémiologie dans une fiction, et avez-vous trouvé celui-là ?
Les deux en
fait : il y a les circonstances de l’accident, éminemment romanesques (le
déjeuner avec Mitterrand, le fait qu’il n’avait pas ses clés ni ses papiers sur
lui quand on l’a retrouvé) mais il y a aussi ce qui englobe et détermine tout
le geste romanesque de la Septième fonction : l’idée que la sémiologie, en
fait, est la science de Sherlock Holmes.
Il fallait oser
transformer en personnages de roman Barthes, Kristeva, Derrida, Jakobson,
Foucault, Eco, on en passe parce que le casting est prestigieux. Prestigieux au
moins pour une certaine catégorie de lecteurs et d’universitaires. Mais vous
êtes-vous inquiété de savoir ce que représentent ces noms pour le grand
public ?
Non. Je pars toujours
du principe qu’il existe une infinité de niveaux de lecture. Si on les connaît,
tant mieux, on saisira davantage de références et de clins d’œil ; mais si
on ne les connaît pas, tant mieux aussi : on va les découvrir. J’essaie
toujours d’être le plus pédagogique possible : on n’a pas besoin d’avoir
lu Austin ou Derrida pour comprendre ce qu’est la septième fonction du langage,
puisque j’explique tout ce qu’il faut savoir. On n’a même pas besoin d’avoir lu
Jakobson puisque je fais un résumé des six autres fonctions qu’il a théorisées.
En revanche, j’espère que la lecture de mon livre donnera à des lecteurs
l’envie d’approfondir et d’aller vers leurs œuvres.
Pour nous faire
pénétrer dans l’univers de votre livre, vous avez choisi de jouer sur la
complémentarité de deux enquêteurs très dissemblables : le flic légèrement
borné, du moins au début, et l’universitaire décodeur de signes à la Sherlock
Holmes. Saviez-vous d’emblée comment ils allaient évoluer ?
Oui, dans les grandes
lignes, je voulais que ce soit un roman initiatique pour les deux : le rat
de bibliothèque qui se rend compte qu’en tant que sémiologue, il possède une
sorte de super pouvoir, le doctorant qui étudie James Bond et qui,
progressivement, devient lui-même une sorte de James Bond, et le vieux flic
réac anti-intello, homophobe et fruste, qui finit par s’intéresser à la French
Theory et à se livrer à des pratiques sexuelles inédites. Mais jusqu’au bout,
je ne savais pas comment ils allaient finir, quel allait être leur destin.
L’épilogue à Naples, d’ailleurs, a été rajouté vraiment à la fin. Depuis le
début, je pensais clore le livre sur la soirée à la Bastille le 10 mai 81.
Le roman est ponctué
de quelques grandes scènes très visuelles, quand par exemple Jean-Edern Hallier
impose sa logorrhée, ou lors du combat, au sommet du Logos Club, entre Philippe
Sollers, le pauvre, et Umberto Eco. La première peut sembler être une
diversion, tandis que la seconde s’inscrit dans le déroulement logique du
récit. Aviez-vous ces deux fonctions à l’esprit ?
Oui, bien sûr, d’une
manière générale, j’essaie toujours que chaque scène ait au moins deux
fonctions : il faut qu’une scène de soirée, par exemple, pose une
ambiance, mais en même temps, fasse avancer l’action. J’aime aussi qu’il se
passe plusieurs choses à la fois dans la même scène : que les personnages
essaient de se concentrer sur leur objectif principal, en l’occurrence, pour la
scène du Flore, repérer le gigolo qui a vu Barthes en dernier, mais soient
perturbés par autre chose, des actions qui parasitent leur mission et, vous
avez raison d’employer ce mot, créent une diversion, pour eux comme pour le
lecteur, un effet de brouillage qui se double, si possible, d’un effet comique
ou au contraire qui créée un malaise, une tension, ou, encore mieux, tout ça à
la fois. Jean-Edern Hallier, c’est tout un contexte : les années 80, une
espèce de bouffonnerie flamboyante, et en même temps, ça évoque des embrouilles
liées à Mitterrand, les secrets d’alcôves, les écoutes téléphoniques… Avec un
personnage comme ça, on est forcément gagnant : on a la dimension
burlesque et la dimension d’espionnage en même temps.
Au fond, vous
explorez les rapports entre langage et pouvoir, comme l’ont fait et le font
encore nombre de chercheurs. Considérez-vous le roman comme un outil de
compréhension de ce sujet, avec peut-être quelques spécificités qui font sa
force ?
Je suppose que c’est
l’une des ambitions du livre. J’ai essayé de rendre compte du pouvoir du
langage en recourant à une forme littéraire, c’est-à-dire, pour reprendre la
phraséologie de Deleuze, en recourant à des percepts, et non des concepts. Je
ne suis pas assez qualifié, ni sans doute assez intelligent pour développer des
nouveaux concepts qui interrogent le pouvoir du langage. Mais peut-être que mon
livre pourrait être une source d’inspiration pour ceux qui travaillent ces
questions. C’est tout le mal que je lui souhaite.
Vous avez reçu le
Goncourt du premier roman pour HHhH.
Or, ici, vous montrez Patrick Rambaud honni par les admirateurs de Barthes à
cause de son pastiche et Régis Debray à l’ombre de Mitterrand, dans un de ses
rôles les moins convaincants. Vous n’allez pas les fâcher ?
On verra bien. Il y a
déjà suffisamment de mécanismes inconscients d’autocensure à gérer quand on
produit une œuvre romanesque. Si en plus, on doit s’occuper de ça, on ne s’en
sort plus. D’ailleurs, au moment où j’ai écrit les scènes avec Debray, il
n’était pas au jury. Et puis, de toute façon, je ne suis pas d’accord avec
vous, je trouve qu’il s’en sort plutôt mieux que la moyenne, mieux que Moati,
par exemple, qui passe son temps à manger des Palmitos. Quant à Rambaud, je
suppose qu’il n’y a pas plus bel hommage pour un pasticheur que d’être pastiché
à son tour. Mais enfin, c’est une position assez théorique, je changerais
peut-être d’avis si ça m’arrive un jour…